lundi 30 avril 2018

De la beauté

D’un coup je tombe par hasard sur le visage de Lydia Graham, dont la beauté me coupe littéralement le souffle. Je ne la connais pas, et mon premier réflexe est de trouver qui elle est. Grâce à Google je trouve son nom très rapidement. Devant la beauté, devant cette beauté, je suis comme un loup, je suis affamé : il faut que je sache. Mais pourquoi dois-je savoir ? Et que savoir ? Donner un nom à cette beauté, c’est se donner l’assurance de trouver d’autres occasions de la voir ; mais la répétition, si elle rassasie un moment, n’épuise pas le désir de voir, et de revoir encore. Convoquer encore et encore ce visage, cette photo, n’a pas seulement pour enjeu de réitérer un choc esthétique ; c’est une étude systématique, stratégique : il s’agit de connaître l’ennemi afin de préparer la guerre.

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La beauté souvent est insupportable. Les gens qui y sont confrontés ne peuvent pas l’assimiler, car elle leur échappe : la beauté de cette femme sur cette photo est en cela tout à fait équivalente à toutes les beautés que la nature a produites, des sublimes paysages aux variétés infinies des espèces vivantes, et que l’homme a créées, des peintures pariétales de Chauvet aux préludes wagnériens : elle provoque une frustration (comment se souvenir réellement de ce coucher de soleil ? comment appréhender cette peinture ? comment les avaler pour les garder en soi ? La mémoire n’y pourra rien, non plus que la photographie, le film ou l’évocation partagée : tout au plus identifiera-t-on ce moment comme un moment de grâce, sans que l’objet qui a suscité cette grâce soit au final concerné par cette remémoration) qui mène à la voracité d’informations (d’où ? quand ? comment ? pourquoi ?) qui ne vise pas réellement à la connaître, mais simplement à se remettre ; à maîtriser la puissance que la beauté a sur nous, et, dans bien des cas, à l’acmé de cet élan qui nous tient, à la détruire. La seule option qui nous reste devant tant de beauté est de la séquestrer ou de la faire disparaître.

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Le désir de faire la beauté sienne a souvent été perçu comme la définition ultime du désir (obtenir ce que l’on n’a pas), qui en est en fait la négation : désirer, c’est toujours construire dans un espace créé par une relation ; et, là, devant cette beauté qui échappe à notre tentative de dialogue, le désir se retourne contre lui-même et devient désir de possession. Le désir de possession est un non-sens ; on ne désire que ce qui est non possessible (ce qui n’a pas de sens à être possédé), et non impossédable (ce que l’on ne peut pas posséder, qui s’y refuse), c’est-à-dire la relation à l’autre. Le paradoxe tient à ce que l’on tienne pour le plus désirable ce qui met le plus en danger la possibilité du désir lui-même : un quelque chose à attraper comme un papillon et à épingler, mort, au mur.

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Pauvre beauté, qui suscite tant de carnage. Le sexe, malheureusement, et très souvent, n’est qu’une des armes pour se donner l’illusion d’être le propriétaire et le destinataire de la beauté qui nous bouleverse : le langage le dit bien, qui prétend que l’on “possède” une femme ou qu’on la “connaît”, deux euphémismes interchangeables qui désignent la relation sexuelle pour ce qu’elle est : une tentative d’appropriation de la beauté portée par l'autre via la connaissance ou l'appropriation. Bien sûr, la beauté y échappe : et pas seulement à celui qui voudrait l’obtenir, mais à celui ou celle dont on prétend qu’il la détient.

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Il n’y a pas réellement de dialogue avec la beauté de Lydia Graham, qui reste inaccessible. S’il y en a un, c’est un dialogue de sourd : Lydia n’est pas la beauté qu'elle porte, qui lui incombe sans qu’elle l’ait demandée, et moi qui la contemple et la désire pour la garder ne l’aurai jamais, quels que soient les subterfuges que j'utilise.

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La beauté est une responsabilité insupportable. Ce doit être difficile d’être à la hauteur d’une telle beauté, me dis-je en regardant une nouvelle fois ce portrait, dont on hérite sans l’avoir demandé - peut-être l’a-t-on souhaitée, mais là encore il faut se méfier d’obtenir ce que nous désirons. Comment la porter ? Et que faire face aux réactions qu’elle suscite ? On admire la beauté, mais la beauté est comme indépendante de la personne - tout du moins la personne en question ne peut-elle se sentir réellement gratifiée de cette admiration, sinon comme d’un cadeau qu’on vous a fait, mais d’un cadeau qui vous sera, un jour, retiré ; et, dans un cas comme dans l’autre, vous n’aurez rien pu faire, sinon accepter. La personne belle, la belle personne, est trompée par l’adjectif qui la qualifie : elle n’y peut strictement rien, la beauté n’a rien à voir avec elle. La beauté n’est même pas un don, puisqu’on ne peut pas la donner, l’enseigner, en retour à un autre. Sauf à rehausser ses propres atours, ou au contraire à les dénaturer, à en jouer comme Lydia Graham a appris à en jouer devant le regard de l’autre, qu’il soit photographe ou non, l’on n’a pas de prise sur elle ; Lydia a appris à intérioriser le regard qu’un autre lui porte, afin de se conformer à l’attente de ce regard, tout en excédant systématiquement ces attentes ; tant la beauté, même et surtout quand on tente de la maîtriser, nous échappe, à nous qui nous donnons pour mission de l’encadrer.

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