lundi 15 août 2016

Asthme

Savanes des pays essoufflés
sans autre félin que l'asthme
emmêlant mes bronches dans la noirceur.

Les enfants dorment. Je puise dans leur nuit claire
l'air comme l'eau l'assoiffé.

Fantômes

(texte rédigé pour une exposition de Mimosas Echard)

Doit-on avoir peur des fantômes ? Doit-on craindre leurs bruits, leur souffle, leurs
frôlements ? Si les fantômes sont tout autour de nous, comme nous le savons intuitivement,
comment doit-on les considérer ? Doit-on chercher leur présence, les solliciter, chercher à
communiquer avec eux ?
Il faut croire aux fantômes plus qu’aux anges, plus qu’aux démons, car ils sont la résultante
naturelle de toute interaction. Les anges sont des messagers de l’autre monde, les démons les
émissaires de son envers ; mais les fantômes sont d’ici et maintenant. Ils ne sont pas des
rémanences d’êtres disparus ou à venir, mais le produit de la juxtaposition : de deux lieux
(une maison bourgeoise et la nature qui l’encercle), de deux matières (des Marlboros piégées
dans la faïence et brûlées, jusqu’à ce que seule la pellicule de terre reste), de deux pensées (les
idéaux hippies convoqués à coups d’images de feu, du portrait de Frank Zappa ou d’un
cendrier psychédélique, confrontés à la peinture de Watteau et à la tradition classique
française), de deux temps (le XVII e siècle et le nôtre). Les fantômes se nourrissent de ces
accointances inattendues, et font le voyage de l’un vers l’autre, indéfiniment, tissant le fil
invisible d’un réel qui existe entre ces deux pôles, simplement entrevu le temps d’un
battement de cil.
Un fantôme naît chaque fois que deux lignes se croisent; les anges passent dans les silences,
les fantômes croissent dans les rencontres. C’est pourquoi les histoires d’amour et d’amitié
sont riches de fantômes, quand elles échappent au pourquoi de la psychanalyse et au comment
de la sociologie ; il en est ainsi des œuvres d’art, pour les mêmes raisons.
Le monde n’a pas besoin de fantômes, mais il les accueille avec joie. Car les fantômes ont
cette qualité d’emplir l’espace, jusqu’à créer de l’espace dans l’espace: plus il y aura de
fantômes, plus le monde s’agrandira, et il restera infiniment à découvrir de nouveaux
continents.

mardi 9 août 2016

Nuit


Vienne la nuit animale et violente,
Naisse le sommeil empreint d’un autre éveil,
Sorte de mes mains – sans que j’y compte – la musique
autre que la musique.

Glacial univers, songe sans songeur,
Tes enfants travaillent à te rendre vivant.

mercredi 23 mars 2016

Le visiteur

(texte paru dans un livret accompagnant la première réédition de Gog, de Papini, aux éditions Attila)

Aujourd’hui, j’ai reçu la lettre d’un visiteur qui sollicite mon audience. Les visiteurs en général m’insupportent. Celui-ci, pour une raison quelconque, ne s’est pas déplacé pour me trouver. Averti de mes activités, il s’est persuadé que c’était à moi de venir jusqu’à lui, daignant laisser quelques explications à mon valet.
“Monsieur, 
j’ai découvert que mes états d’âme influent sur les cours de la Bourse. Cette affirmation, pour insensée qu’elle puisse paraître, est fondée sur un certain nombre d’observations et d’analyses qui ne laissent aucune place au doute. Si je devais définir la cause d’une telle corrélation, je ne puis guère que me rappeler l’accident qui a précédé mon changement de conduite. Un jour que je me promenais près du boulevard Raspail, une douleur aiguë m’a cisaillé les jambes ; à genoux, j’en fus réduit à me traîner à quatre pattes jusqu’au banc le plus proche. C’est là que, en un éclair, une série de chiffres a traversé mon esprit ; une formidable migraine s’en est suivie, qui m’a laissé pour mort à cette même place. Le lendemain, on apprenait la plus grande chute des cours qu’on ait connue depuis la naissance de la finance. Elle touchait le monde entier : on eut tôt fait de chercher les coupables, et, bien qu’on les identifiât, il restait une part de mystère dans cet événement, que personne ne parvenait à réduire. De ce jour, j’ai été le jouet de formidables sautes d’humeur, imprévisibles, qui sont mon enfer et celui des autres ; mais si elles n’affectaient que moi : elles concernent le monde entier.
Mon euphorie déclenche immédiatement – je me tiens au courant minute par minute des mouvements économiques mondiaux – une hausse ; mes accès de déprime, tout aussi fulgurants, commandent aux baisses. N’avez-vous pas remarqué le formidable sursaut de l’économie brésilienne, qui a augmenté de 300% ses acquis boursiers ? C’était un vendredi ; il faisait beau et, d’humeur particulièrement joyeuse, je flânais dans les rues à la poursuite de je ne sais quoi. J’eus tôt fait de trouver ; un ami carioca, dont je n’avais plus de nouvelles depuis des semaines, revenait à Paris pour quelques jours, en vacances. Cette rencontre m’électrisa, me plongeant dans un état difficilement descriptible. Ces chiffres dont je vous parlais refirent leur apparition, traversant mon esprit comme l’autre fois ; quels chiffres, je ne saurais vous le dire : si je les identifie sur le moment, il ne m’en reste aucun souvenir quand la crise est passée. Vous l’aurez deviné : la hausse soudaine des actions brésiliennes eut lieu au pic de ma joie, ce que quelques amis attesteront si vous le souhaitez. 
Voulez-vous d’autres preuves ? Il y a quelques mois, fiévreux, les courtiers regardaient avec impuissance une puissante banque perdre tous ses actifs, la menaçant de faillite. On accusa pour finir un pauvre diable d’en être responsable, prétendant qu’il aurait bluffé tous les systèmes de surveillance pour s’amuser à des placements hasardeux. Personne ne fut trompé ; mais tout le monde fut satisfait de cette pénible réponse, car elle ne remettait pas trop en cause leurs croyances fermement assises, qui veut que l’argent ne puisse être agi que par des opérations raisonnées et traçables.
Mais ces gens refusent de reconnaître le pouvoir de l’influence, qui baigne les mondes et régit les rapports entre hommes et hommes, hommes et choses, et choses entre elles. Si les devises dominent l’ordre du monde, s’invitant dans la vie quotidienne et organisant l’écoulement des heures, il est juste et hautement prévisible que certains hommes, par un pouvoir encore à étudier, puissent à l’inverse commander aux masses monétaires sans agir directement sur elles par une quelconque action volontaire. Ceci ne vous étonnera pas : il y a quelques mois, à l’époque de cette sombre affaire, une maladie m’a cloué au lit, me harcelant de visions géométriques harassantes et de douleurs abdominales ; et, dans mon délire, au moment où la banque se vidait, je répétais une certaine série de chiffres que personne à mon chevet ne songeait à noter. 
En définitive, je suis le responsable de la crise en dents de scie que connaît le monde ; d’aucuns voudraient prévoir par quelque algorithme ces soubresauts, mais celui-ci est voué tôt ou tard à se révéler défectueux. Car c’est bien l’homme qui dirige les chiffres, dans quelque situation que vous puissiez imaginer ; et cet homme, précisément, c’est moi. 
Aussi, il est nécessaire au bon équilibre du monde que je sois à chaque heure du jour et de la nuit charmé de telle façon que mon état n’affectera pas la marche des finances, ni par des hausses brusques, ni par des baisses abyssales. Il n’est au monde, bien sûr, qu’une personne immensément riche pour subvenir à ce besoin : cette personne, c’est vous. Votre argent me fournira tous les moyens de me garantir un caractère étale, et ainsi, le monde sera sauf.
J’ose imaginer que vous ne refuserez pas un service qui n’est autre chose qu’une action de salut public, et que vous saurez reconnaître dans mon bien être la garantie du vôtre.”
J’ai déchiré la lettre, sûr de mon bon droit ; car, de toute évidence, ce monsieur ne s’était pas demandé une seule seconde ce qui m’arrivait à moi pour que je parcourre le monde ainsi en quête de divertissement.

L'Hôte

Pour arriver chez l'Hôte, il faut faire un choix. Pas la décision initiale, celle d'aller s'installer chez un inconnu qui vous ouvre sa maison, séduit par la forêt, par l'aventure, par l'écriture d'un autre siècle serrée dans les lettres reçues. Un choix simple : à gauche, ou à droite ? 
Les indications sont parcellaires; arrivé à proximité de Vezelay, le plan envoyé n'indique pas la direction à prendre. Au croisement, à en croire les cartes, les deux routes mènent au même endroit, mais rien dans ce qu'il a évoqué au téléphone,  rien dans votre intuition ne peut permettre de vous aider. C'est le vrai choix, plus important que le choix de votre départ. Vous le sentez bien à ce moment - vous le sentirez à votre tour, au même croisement, en sortant de la même route, tandis que le moteur tourne -, la direction que vous prendrez décidera du visage de l'Hôte que vous trouverez. Quel que soit votre choix, vous ne pourrez pas vous attendre à ce qu'il soit sans conséquence. Vous prenez à droite.

On n'écrit pas pour dissiper la nuit, mais pour l'épaissir. Rien dans ce monde n'est jamais assez épais pour être saisi. Emotions fugaces, objets glissants, paysages déjà oubliés, malgré l'effort que nous mettons à les graver dans notre mémoire. Ecrire verse sur nos sensations une ambre à jamais cristallisante. Elle leur donne un poids, une figure, un entour manipulable. Dans l'épais de la nuit, quand le froid le guette de partout, l'écrivain que vous êtes - que vous souhaitez enfin être, et c'est bien pour ça que vous entreprenez ce voyage - se réchauffe dans sa propre solitude avec l'écriture qu'il projette. Dans l'épais de la nuit, la voiture roule en levant des fumées matinales comme des lapins spectraux. Il est tard, c'est le matin des cadrans et des montres, un matin sans lumière qui n'existe que pour le décompte de nos jours, ou personne ne veille réellement. Quelqu'un veille pourtant : la maison est là, éclairée, et l'Hôte devant.

L'Hôte parle de son père, peu de sa mère, dont les portraits sont au mur. Pas de secrets douloureux, se défend-il : sa mère a laissé moins de traits saillants, voilà tout, elle a déserté sa mémoire peu à peu, comme un adolescent quitte le foyer familial, vêtement après vêtement, livre après livre, et un jour ne revient plus. Ça lui fait drôle de parler de sa mère comme d'une adolescente, rit-il, car il ne l'a connue qu'avec ce visage adulte, parfois recluse, parfois pleurant, mais ne laissant jamais entrevoir la jeune fille qu'elle a dû être pourtant, préoccupée par l'amour, la vie, et cette forêt où elle a dû se promener souvent, seule - son regard embrasse la forêt alentour, en signe d'allégeance. C'est de cela dont on se rappelle, philosophe-t-il, c'est ce qui nous marque chez les gens : leur enfance qui affleure encore.  - Vous ne dormez pas ? - Plus vraiment, répond-il dans un sourire las.

Pourquoi ai-je favorisé ma propre obscurité ? Vous demandez-vous. Je me condamne pour une raison inconnue à rester mon seul garant, mon seul témoin, écartant les opportunités, fuyant les mains tendues, accroché à mes seules certitudes, convaincu que la postérité me donnera raison, qu’une forme de succès justifiera mes efforts. L’Hôte me comprend, me soutient. Il m'accueille le temps qu'il faudra. Ce qu'il a lu de moi l'a convaincu, dit-il ; cela vous convient. Je ne partirai pas sans avoir fini. Je ne quitterai pas cette pièce, cette maison, ces bois sans le livre que je veux sous le bras. Un livre sur lui. Je ne sais pas ce qu'il est, mais j'en pressens la forme, ou plutôt le ton. 
- Est-ce que vous avez toujours voulu écrire ? 
- Oui, répondez-vous. 
- Et votre premier texte abouti ?
- Il a fondu sur moi, comme un aigle, en des circonstances très précises, alors que j'étais jeune. Mon asthme me permettait d'être rémunéré quelquefois pour des études sur cette maladie, lui dites-vous autour d'un thé. Je dormais à l'hôpital, quatre jours. En journée nous restions dans nos lits pour nos analyses, dans une sorte de mi-sommeil qui confinait à l'ivresse, l'ivresse de l'inaction ; ou bien nous nous croisions dans les couloirs comme les pensionnaires de La Montagne magique, devisant en riant sur notre condition de cobayes. Un soir, libéré de mes obligations, et dormant dans un autre lit - il y avait un lit de veille et un lit de sommeil, un lit pour être scruté et un lit pour les rêves, souvent violents, et je me réveillais en sursaut - j'ai regardé un bâtiment très lumineux depuis la fenêtre de l'hôpital, et ce bâtiment était flanqué d'un ascenseur : l'ascenseur était en dehors de l'immeuble, il courait sur sa façade, comme un insecte remontant et descendant inlassablement. J'ai éprouvé alors quelque chose comme l'infinie délectation de la solitude. Une solitude désirée ardemment, travaillée. C'est sur ça que je veux écrire.
Quand vous levez la tête l'Hôte semble se cacher de pleurer.

Qu’est-ce qui gratte, qu’est-ce qui souffle, dans les caves de l’Hôte ? Pense-t-il vraiment que je dorme, que ses bruits m’échappent ? Pourtant tout me parvient, et j’imagine une machine monstrueuse qu’il assemble, pièce par pièce. Dans le silence même, je l’entends mesurer et jauger. Je l’entends défaire en pensée ce qu’il a déjà construit, reprenant l’ouvrage, argumentant avec lui-même, pesant, décidant. Au matin pourtant quand nous nous croisons dans la salle commune, à l'heure du repas ou du thé, nous faisons semblant de rien. Mais sans doute (comment pourrait-il en être autrement?) sait-il que je sais. 
Vous supposez l'insupposable. Une machine à remonter le temps? Il ne serait pas le premier fou à tenter l'improbable, personnage d'une galerie de bricoleurs galvanisés par des théories obscures, un peuple obscur de fous, renouvelé spontanément à chaque génération, assemblant des soucoupes volantes en bois dans leur jardin, des passages dimensionnels dans leur salon. Ce serait ça, dans cette cave ? Pénétrer dans le tissu du temps pour trouver le pli où existe encore, telle une fleur protégée du froid, l'enfance de sa mère, celle dont il a parlé avec tant d'émotion. Une enfance qui affleure, c'est ce qu'il a dit, c'est ce qu'il cherche. Ou bien ce que je cherche moi, l'enfance de ceux qui renoncent à leur enfance pour donner la vie ? Leur redonner l'enfance, le peu d'enfance qui leur restait, que je leur ai volé en naissant ? Il suffirait, pour en avoir le coeur net, de pousser quelques portes, mais le sommeil arrive toujours à temps pour vous en prévenir.

L'hôte vous invite à la chasse. C'est un terrible chasseur, prévient-il, et il précise qu'il est peu probable qu'il tue quoi que ce soit ; mais voir la nature avec les yeux d'un chasseur, c'est autre chose que de la voir avec les yeux d'un amoureux de la nature. On perçoit chaque mouvement, on devient bête parmi les bêtes. C'est curieux, ajoute-t-il, mais il faut menacer ce qu'on aime pour pouvoir le comprendre, le sentir. Sa remarque vous trouble. Vous dites non, une prochaine fois peut-être. Il sourit sans rien dire. Il ne pose pas de questions sur ce que vous avez écrit depuis que vous êtes arrivé, sur la durée de votre séjour, sur un loyer. Il attend quelque chose, vous le sentez, mais vous ne savez pas quoi. 

Partir à la chasse avec un meurtrier potentiel, vous ne tentez pas. Est-ce à dire que vous êtes, au fond, convaincu de sa culpabilité ? 

L'Hôte parle du groupe politique auquel il appartenait dans sa jeunesse. Pas de militantisme, se défend-il, il faut se méfier du militantisme ; un groupe de pensée, et donc d'action. A cette époque, cela ne faisait aucun doute : penser c'était agir, et le premier qui leur reprochait de n'être bons qu'à s'asseoir autour de godets pour discuter de la révolution se prenait, immanquablement, quelque chose en travers de la figure - une chaise, un poing, un livre, une insulte. Le monde souffrait, souffre de ce que personne n'arrivait, n'arrive à le penser. Ce n'est pas quelque chose de très mystérieux, souffle-t-il, et ce n'est pas compliqué : quelque chose de simple, ce mouvement qui agite le monde et retourne tout un chacun en flic de soi-même, mais nous n'avons pas réussi. - A quoi ? - A tuer le flic en nous.

Et toujours ces bruits, qui reviennent le soir, quand vous tentez de dormir et que l'Hôte s'active. Un soir, vous prenez votre courage à deux mains et luttez avec le sommeil qui voudrait vous clouer au lit : vous descendez pour voir. Le bruit augmente à mesure que vous approchez de sa source, c'est un bruit de machine. Une machine inconnue, que vous n'arrivez pas à vous imaginer : des souffles, des pistons, des turbines. Vous pensez à votre frère qui reconnaissait la marque des voitures au bruit de leur moteur. Cette aptitude vous avait laissé songeur. Ce frère haï et aimé qui vous frappait dans la nuit de l'enfance, pour aucune raison ; pas comme des frères se tapent, mais gratuitement, pour détruire, blesser, anéantir. Et cela a marché : vous et le néant marchez main dans la main, et vous ne vous sentez bien qu'au bord du vide.

Bien sûr, vous avez menti : le livre que vous avez en tête n'est pas celui dont vous parliez. Un jour, au retour d'une promenade dominicale, une de vos soeurs vous a révélé un secret de famille. Il concernait votre grand-père maternel, le pendu : vous ne l'avez pas connu. Votre soeur non plus ; il est mort quand votre propre mère était jeune adolescente, laissant ses sept enfants et sa femme à une misère profonde, à la détresse des questions. Son visage inconnu charrie des kilomètres d'écriture à venir, votre véritable, votre seul projet est de dessiner un visage, c'est-à-dire donner des yeux, à ce fantôme. Vous avez appris ce jour-là quelque chose d'insupportablement éclairant. Le pendu était radio dans l'armée, pendant la guerre de 14. Un jour, un obus éclatant les tranchées l'a enseveli, lui et d'autres camarades : pendant quelques minutes, au milieu des morts, le radio s'est demandé s'il allait vivre. Déterré, rendu aux vivants, sans doute s'est-il demandé si une part de lui n'était pas restée ensevelie, si l'autre n'étouffait pas sous la terre, devenu radio chez les morts. C'est de ce livre-là que vous souhaitez être l'auteur, et d'aucun autre ; quel autre livre vaudrait que l'on s'y attarde ? Vos autres "projets", comme on a coutume de présenter ces vagues errements destinés à tromper l'angoisse, n'en sont que des répétitions, des échos préalables, même pas des avant-propos ; ils ont perdu leur droit à l'existence au moment où cette révélation vous a été faite. Vous-même, vous avez eu une épiphanie ; soudain, toutes vos obsessions trouvaient un sens : la communication avec l'au-delà, les souterrains, l'ombre. Votre livre doit rendre justice à ce bref moment, vite perdu, où vous vous êtes senti en accord avec vous-même, et que vous ne rattraperez jamais ; à ce grand-père éloigné des lettres, que vous désenlisez, ou mieux, que vous décrochez de sa corde, délicatement, de ce fil qu'il a paradoxalement tenu pour renouer avec la vie et qui lui donna la mort ; à cette envie d'écrire, qui vous brûle et vous agace, qui vous tord le ventre et ne trouve jamais d'apaisement, puisque vous écrivez si peu, lisez si peu, existez si peu.

Votre conversation a ramené, bien vivante, la période des tests pour l'asthme à l'hôpital. Des épisodes précis.

L'Hôte a tué quelqu'un , peut-être : ses parents, un soir. Le procès qui a suivi l'a disculpé, mais vous êtes ici pour le rencontrer, le sentir, mener l'enquête. Pourquoi a-t-il accepté ? A cause d'un roman que vous aviez fait, et que par chance il a lu. 

mardi 22 mars 2016

Sur mon dos

- 1 -
L'homme qui dort sur mon dos aura quatre-vingts ans demain. Demain nous nous arrêterons à la rivière ; je le ferai glisser lentement, et, s'il ne se réveille pas, je l'étendrai à terre. Je lui délacerai ses chaussures et passerai un chiffon humide sur ses pieds. Puis je remonterai le pantalon sur ses jambes, déboutonnerai sa chemise, tremperai à nouveau le tissu dans l'eau, le passerai sur son ventre, sur ses cuisses, sur son visage et sur ses mains. Je couperai sa barbe qui me pique le cou. Bientôt la nuit tombera ; ses yeux papillonneront dans l'obscurité et il demandera combien de temps il est resté endormi. Je dirai "des heures" et il se frottera le front. Ses épaules rouleront pour effacer les courbatures, alors que c'est mon dos qui supporte tout. Il reboutonnera sa chemise. Il demandera : "Nous sommes arrivés ?", et, tandis qu'il scrutera l'endroit (à peine sentira-t-il la différence dans l'air, à peine le bruit de l’eau, le bruit des trembles l’avertiront que nous y sommes enfin), je lui donnerai son cadeau.

Nous avançons dans la nuit ; je ne dormirai pas ce soir, je n'ai pas dormi hier ; ce sont mes nerfs qui me portent et le portent avec moi. Autrefois je devais dormir longtemps sinon je n'étais capable de rien, et chaque nuit veillée m'accablait des semaines. Je me couchais tôt ; je ne lisais pas, sinon les images sautaient dans ma tête et le sommeil fuyait. Je restais droit dans mon lit et je gardais les paupières closes. La nuit passait sans rêve, et au matin j'étais reposé. Aujourd'hui c'est plus dur et si je m'arrête pour dormir, ça n'est jamais bien longtemps. Le sommeil que je trouve est froid et plein de songes : chaque fois je crois vivre la vie et puis je me réveille. Quand nous repartons je suis bien plus fatigué qu'avant.

Au commencement, le silence régnait entre nous, et il ne s’en plaignait pas. Il alignait les réussites ou battait des cartes sur mes épaules, pour passer le temps, et moi je fixais mes pieds. Ma nuque qui se relevait, c’était le signal qu’il fallait s’arrêter pour la nuit, il se laissait glisser de lui-même.
Mais ça n’a pas duré. Ça a commencé avec les rêves : je dormais de plus en plus mal, je faisais de plus en plus de rêves. J’en étais fatigué. Alors, pour me tenir éveillé, la journée, et ne pas succomber à la fatigue, j’ai commencé à raconter. D’abord mes rêves, puisqu'ils étaient responsables de ma fatigue, puis quand les rêves devenaient flous, des choses courtes, des plaisanteries que j’avais apprises, des énigmes. Et puis j’ai brodé toujours plus, je devais tenir parce que mes paupières me lâchaient. C’est ma parole qui a tenu mes yeux ouverts.

Ca m'était égal qu'il écoute ou qu'il n'écoute pas. A vrai dire je marmonnais plus que je ne parlais. Il continuait imperturbablement à grogner contre sa mauvaise main, toujours la même mauvaise main, quand bien même il était seul joueur ; alors j'ai haussé la voix, à mesure que je me sentais en confiance : ça me faisait du bien, ça ne le gênait pas.

J’ai toujours l’impression de perdre quelque chose. Un cliquetis de ferraille ou de plastique me précède et me suit, je cherche longtemps au sol ce qui est tombé de mes poches, et comme je ne trouve rien je relève les yeux. Le soir le bruit redouble, on croirait que je me vide, que c’est moi qui me vide, mes os à terre, mes muscles à terre, mon âme à terre.
Avant, je ne perdais jamais rien. Je ne possédais rien. Rien ne m’était propre, on pouvait tout me prendre. Aujourd’hui, j’ai l’impression de devoir veiller sur mille petites choses, qui m’appartiennent, qui m’accompagnent. Mes poches sont pleines de choses à brûler – vieux tracts, vieux tickets, vieilles adresses – mais je garde tout, recomptant chaque soir le moindre trombone, tout ce qui pourrait servir un jour à fabriquer une autre histoire.

- 2 -

Je suis un enfant qui tombe mal. D'ailleurs je tombe sans cesse. Je m’écorche les genoux, comme si quelqu'un me poussait. A l'école, les maîtres me prennent à part, pour me parler. “ Ca ne peut pas continuer comme ça. On va appeler tes parents. ” “ Mais je fais pas exprès, je réponds, c'est parce que je cours ”. “ Arrête de courir, alors. Reste sage, saute à la corde ” “ ma mère veut pas que j'amène de corde à l'école ”. Je m’essouffle, mes paupières déjà prêtes à libérer les larmes. “ Tes camarades t'en prêteront. ” “ J'aime bien courir. ” “ Tu pourrais vraiment te faire mal, je vais en parler à ta maman. ” “ Non, surtout pas, elle se fâcherait. ” “ Alors arrête de courir. A moins que tu aimes tomber. ”
Les loups me suivent, cachés derrière moi, bien alignés derrière mes jambes pour que personne ne remarque rien. Quand je marche ils me suivent, quand je m’arrête ils restent sages. Ils se couchent à terre, en attendant le prochain mouvement pour se relever. Les très jeunes loups me mordillent au mollet pour jouer, les plus âgés, en arrière, me surveillent : dès que je tente de m’échapper ils me rattrapent.
Et en plus il faudrait les divertir, tromper leur ennui. Mais je ne sais pas faire, et ils râlent. J'essaye de râler avec eux, pour couvrir leur bruit, mais il ne faut pas chanter en classe : je suis puni.
Le grand loup, c'est de lui dont je me méfie. Quelquefois je l'oublie, mais il suffit d'une pression, un ongle qui traverse le tissu, et je sais de nouveau qu'il est là, attendant de pouvoir dévorer ceux qui m'approchent.
Quand je me réveille avant d’aller à l’école, je ne le sens même plus, quand je me regarde dans le miroir, je ne vois plus les moustaches de sa gueule dépasser de mon cou, quand je bois mon petit déjeuner je ne l’entends plus laper dans mon bol. Mais je vois toujours, quand je marche, son ombre sur la mienne, le renflement qu’elle fait sur le sol et qui me donne l’impression d’être bossu. Chaque fois que je vois ça je tremble, et alors je le sens, je le sens de nouveau, même s’il ne bouge pas.
Peut-être l’ai-je toujours eu là, même à ma naissance, comme une marque. Sans doute avons-nous grandi ensemble. Il était peut-être si petit, avant, que personne ne l’a remarqué, et quand il a commencé à grandir, je l’ai bien caché. Je dois être fou, on ne cache pas un loup sur son dos. On en parle à quelqu’un, mais je n’ai jamais pu. J’avais sans doute peur qu’il ne dévore quelqu’un, en représailles. Je sais qu’il en est capable. Je sens son regard quand je regarde. Je sens qu’il n’attend que ça, planter ses dents. Et j'ai peur que son envie déteigne sur moi, que moi aussi j'en vienne à regarder de ce regard-là.
Je ne suis pas droit  ; on incrimine mon cartable, on veut faire des radios. Je dis que mon dos est bien droit, mais il doit y avoir une raison, pourquoi est-ce que je me tiens ployé ? Je ne sais pas quoi répondre alors j’invente une autre douleur, quelque part dans mes pieds. Mes pieds me font mal alors je les regarde, ils me croient un instant et mon secret est gardé.

- 3 -
Les nerfs et puis les dents. Les dents supportent plus que le dos ; tout le poids repose quelquefois sur elles, sur les canines et les prémolaires. On sent le roulis du corps dans la bouche. Comme une chose qu'on mangerait, mais ça n'a pas de goût. Les vibrations viennent là et elles s'y perdent, dans la caverne. Quelquefois les échos secouent mon ventre, loin dans la nuit, bien après que j’ai arrêté de porter. Les nerfs, oui, mais pour la fatigue ; les dents pour le poids, pour les os qui claquent quelquefois comme des noix sèches, pour les muscles qui frottent.
Nous nous sommes arrêtés près d'une ville, et nous avons dormi par terre. Il n'a rien dit, ne s'est pas plaint. Le jour est à peine levé. On peut voir – mais ce n’est pas encore la vue, à peine sa promesse – les silhouettes gris-bleu des montagnes hasardées contre la lumière. Au-delà de la petite colline la plus proche, se mêlent les fumées montantes d’un campement endormi et la poussière de la ville. Des toits rouges, quelques bâtiments plantés là comme des flèches, et, sur l’autre versant, des feux mourants sur des meurtrissures à même la terre, les traces d’une guerre nocturne entre deux mondes – le camp de gitans, la ville – dont je sais qu’au jour levé ils se rapprocheront jusqu’à se confondre. Dans la lumière timide, les travailleurs matinaux prennent leur voiture, s’en vont en pestant contre les Roms qui se sont installés si près de chez eux, leur faisant craindre de ne pas retrouver leur véhicule au matin suivant ; les nomades achèvent leur toilette au ruisseau tout proche, sans se parler jusqu’à ce qu’ils se soient purifiés, soucieux de préserver leur bouche des premiers mots, bâtards du rêve et de la réalité, monstres capables d’emporter celui qui les prononcera dans la folie. Les corps à peine éveillés, perdus – comment ouvrir les paupières ? Comment marcher ? –, réinventent les réflexes abîmés dans la nuit. Je sais que le matin ne viendra jamais tout à fait, je suis là dans le rêve, sur un bout de terrain encombré de bouts d’objets – des anses de sac plastique, des bouchons, des éclats – comme si j’émergeais d’une nuit blanche.
Dans la lueur diffuse, quelques oiseaux passent déjà, travaillant l’air froid qui descend au visage. Je sens la chaleur gagner mes joues. Je ne sais pas à quoi l’attribuer ; peut-être à l’aurore, au soleil vrillant les montagnes. Puis je comprends que c’est la joie, une joie entière et souveraine, qui monte en moi.
Quand je me réveille enfin, la joie est toujours là, avec moi. Je ne sais pas d’où elle vient, ce qu’elle veut dire, ce que je peux en faire. Quand nous reprenons la route je suis joyeux d’une joie héritée d’un rêve.
«Pourquoi il tombe ?», demande-t-il alors.
D'abord je crois qu'il parle à ses cartes ; mais il me tape sur l'épaule, il s'adresse à moi.
- Pourquoi tombe-t-il?
- Tu me parles à moi ?
- Et à qui d'autre, andouille ? Je parle à mes mains, peut-être ?
- On ne se parle jamais.
- Je te parle maintenant. Pourquoi tombe-t-il, ce petit ?
- Quel petit ?
- Dans ton histoire. Le garçon avec ses loups.
Pourquoi tombe-t-il ? Je n'avais pas pensé à cette question. Et pourquoi pas?
- Parce que le loup est trop lourd, sûrement.
Il maugrée.
- Et ses parents ne l'attendaient pas ?
- Pourquoi tu demandes ça ?
- Tu as dit : je suis un enfant qui tombe mal. Tu l'as dit ?
- Oui, je l'ai dit.
- Alors, ils l'attendaient pas ?
- Si, ils l’attendaient. C’est un jeu de mots. Il tombe mal, parce qu’il tombe sans cesse.
- Tu mens.
- Je mens?
- Oui, tu voulais dire qu’il tombe mal. Ils ne l’attendaient pas.
- Si, insisté-je, mais pas comme ça. C'était un jeu de mots.
- Comment ça ?
Je ne savais pas qu'il écoutait tout ce temps-là, et je suis gêné. Je ne sais pas quoi répondre.
- Comment ça quoi?
- Comment ils l'attendaient? demande-t-il, et il abat une autre carte sur mon épaule, pour ne pas paraître trop intéressé par ce que je vais répondre.
- Pas avec ces cheveux.
- Quoi, ses cheveux ? Qu’est-ce qu’ils ont, ses cheveux ?
- Ils sont blonds, filasses. Personne dans la famille n'est comme ça.
- Qu'est-ce que ça prouve. Moi j'avais les yeux bleus, personne dans la famille avait ça, on m'a aimé quand même.
- Ils l'aiment. Simplement, ils ne l'attendaient pas.
- Qu’est-ce c’est que ces parents ?
Il a un geste de dédain, les trembles s’agitent :
- C'est toi qui racontes. Mais tu n'y arriveras pas comme ça.
- Ca ne t'a pas gêné jusque-là.
- Oui, mais tu gâches. Avant, les histoires, ça allait. Mais là...
- Tu écoutais ?
- Je suis pas sourd.
- Je croyais que tu jouais aux cartes.
- Je ne peux pas faire deux choses à la fois ?
- Si, si, mais comme tu ne disais rien... Bon, tu veux qu'on parle, maintenant ? Tu en as fini avec les batailles ?
- Ca te dérange, de parler à ton père ?
- Tu veux qu'on s'arrête ?
- Pour quoi faire ?
- Pour parler.
- Non merci.
On se tait tous les deux. Nous n'avons jamais vraiment discuté, comme il se doit je crois entre un père et son fils. Ou du moins chez les père et fils que je connais. C'est toujours la même histoire, une transmission orageuse, qui se passe de mots, un mimétisme imbécile, des accrochages, rien de nouveau. Ou du silence, simplement, du premier au dernier jour.
- Tu veux pas continuer l'histoire des oiseaux ?, reprend-il au bout d'un moment.
- Les oiseaux ? Quels oiseaux ?
- Les oiseaux. Elle était mieux, l’histoire des oiseaux. Tu te souviens ? Ceux qui viennent se percher sur tes épaules, qui parlent à ta place, qui piquent ton dos. Tu te souviens de celle-là ? Je préfère celle-là, il insiste comme un enfant, celle-là.
-  Laisse-moi raconter.
-  Les loups, j'y crois pas.
-  Attends un peu, d'accord ? Tu ne croyais pas à l'histoire des oiseaux, au début.
-  Comment tu saurais si j'y croyais ou pas ? Tu savais même pas que j'écoutais.
Il a raison : c'est moi qui n'y croyais pas. Mais j'ai continué, malgré moi, soutenu par le rythme de la marche. Tout le monde le dit, les histoires viennent en marchant, c'est comme si le pied transmettait sa vibration jusqu'au cerveau via la jambe, puis le bassin, puis la colonne vertébrale, avant d'atteindre dans le crâne l'aquarium secret où nagent les mots attendant d'être pêchés.
- Mais non, j’ai aimée tout de suite, l’histoire des oiseaux. Comment tu commençais, déjà ?
- Je ne sais plus. Je continue mes loups, si ça te dérange pas.
- Elle me plaît pas, cette histoire.
Il frappe un peu du poing sur mon épaule, il va me faire basculer.
- Tu peux pas me raconter quelque chose qui me plaît ?
Quand je marche, ce ne sont pas des chansons ni des souvenirs qui me viennent, mais des impressions de déjà-vu. Ça me vient sans cesse, je regarde une portion du chemin, et je sais que je l’ai parcourue, en rêve peut-être, et tout alentour a l’air de s’accorder à cette certitude, j’ai déjà fait ces gestes, je reconnais ces arbres. Ça me frappe tellement que je doute un instant, est-ce que je me serais perdu, est-ce que j’aurais repris le même chemin? Mais j'avance pourtant.
- Voilà, je me souviens, triomphe-t-il : Je marche comme ça sur un sentier, il fait très chaud. D’un coup les oiseaux viennent se percher sur moi, d’abord un puis dix puis cent, jusqu’à me faire trébucher sous leur poids. Mais je ne tombe pas, je les porte. Comme ils sont insolents ils veulent parler à ma place. Quand je rencontre quelqu’un, un des oiseaux, chaque fois un différent, ouvre la bouche et contrefait ma voix avant que j’aie pu émettre un son. “ Bonjour, quel temps magnifique, n’est-ce pas. ” Moi je n’ose trop rien dire parce qu’ils n’ont pas l’air commode, ces oiseaux-là, pas bien méchants mais pas commodes quand même. Quand ils ne sont pas contents de là où je me dirige, ils me picorent un peu le dos, comme ça, tchic tchac (il me pince le dos en prenant ma peau entre ses ongles), jusqu’à ce que mes pieds se dirigent là où ils veulent. Ils sont malins, ces animaux-là, ils savent ce qu’ils veulent, mais moi je ne sais pas pourquoi ils sont là, perchés sur mon dos, s’ils sont là à me surveiller ou bien me dirigent, une sorte de figure du destin, va savoir. Par ennui, ou pour ennuyer les autres, il y en a toujours un, plus volubile, qui fait mine de raconter une histoire aux autres, et ils l'écoutent. Il y en avait une, tu te souviens, celle que le grand noir, le corbeau – un corbeau, c’est ça ? -  raconte, une histoire de perle trouvée dans un champ, je l’ai bien aimée celle-là.
- Ca te fait peur, l’histoire des loups ?
- Je préfère l’histoire des oiseaux.
- Celle-ci sera bien aussi.
- Tu es têtu. Ecoute, passons un marché : laisse-moi inventer une autre histoire pour les oiseaux, d’accord ? Après tu pourras reprendre.
Je marche encore là, avec ce poids sur mon dos. Cette masse indistincte, presque grouillante, avec ces ailes entrechoquées qui font comme un bourdonnement d’insecte. C’est, oui, c’est comme un essaim, mais ils n’ont ni ruche ni reine, ils se tiennent sur mon dos comme des badauds sur une balustrade pour attendre le passage du Tour de France. Ils se sont assoupis, un peu. Quelquefois l’un d’entre eux fait mine de se réveiller, c’est un mauvais rêve, il bat des ailes moitié pour chasser la bête qui fondait sur lui, moitié pour retrouver son équilibre et ne pas tomber, le rêve l’a bousculé comme une pierre reçue en plein bec. Il papillonne un peu : j’ai une histoire à vous raconter. Les autres écoutent ou n’écoutent pas, il sait que son histoire va infiltrer leur sommeil et qu’ils se retrouveront avec des images qu’ils n’ont pas demandées, qui leur feront peur peut-être à force de malentendus, enfin ils n’attendent rien, donc l’autre commence. C’est l’histoire de deux humains, un homme et une femme. Ils sont chez eux dans leur maison, une maison où il y a le chauffage central. C’est à la ville. Leur maison est entassée sous d’autres maisons, et il y a d’autres maisons à côté, toutes ces maisons se tiennent ensemble en se serrant. Ils s’ennuient un peu, la femme a l’habitude de mettre du beurre à la fenêtre pour les petits oiseaux, c’est l’hiver. Justement il y a un moineau - comme moi, dit un moineau dans la mêlée, mais les autres lui intiment de continuer à dormir -, qui volète en tourbillonnant jusqu’au morceau de beurre, avec des mouvements convulsifs de la tête, comme s’il était mal animé, comme dans un film. La femme est contente, généralement quand elle met du beurre aucun oiseau ne descend, c’est par pure forme qu’elle fait ça, il n’y a plus tellement d’oiseaux dans le monde, ils ont disparu. Le moineau picore un peu, il tâte voir si on ne s’est pas moqué de lui, il surveille du coin de l’œil que personne ne rit, la bouche cachée par deux mains, un fil relié à l’assiette. La femme fait pareil, c’est tellement incroyable que ça arrive, elle pense qu’on lui joue un tour, elle regarde par-delà l’oiseau s’il n’y a pas un fil elle aussi, elle trouve les mouvements du moineau pas assez cadencés : et si c’était un faux? Ils sont là, tous les deux, à douter l’un de l’autre, mais finalement, le temps passe, ils en arrivent à croire que c’est vrai, l’oiseau mange, la femme regarde. Quand le mari rentre dans la cuisine, elle lui fait des gestes pour qu’il ne fasse pas trop de bruit, regarde, regarde, elle chuchote, et elle pointe doucement son doigt vers la fenêtre comme si elle craignait le choc d’une barrière électrifiée, invisible. Le mari regarde en fronçant les sourcils, par habitude, il s’apprête toujours à réprimander quelque chose, c’est comme ça qu’il vit. Il garde cette attitude en regardant l’oiseau, son visage ne se détend pas. Malgré ça, ils ont l’air contents tous les deux, à regarder. L’oiseau, lui, n’a même pas remarqué l’homme. Il relève de temps en temps la tête mais, très clairement c’ est pour la femme qu'il le fait, nouant un pacte toujours défait, éprouve-t-elle, à chaque fois que l’oiseau baisse la tête, toujours renoué quand il la regarde. Comme c’est étrange, arrive à murmurer le mari, il est tout seul. La femme le scrute sans comprendre : “Quand ils viennent, se justifie-t-il, ils viennent à plusieurs, ils se préviennent, mais cet oiseau est tout seul. Je vais ouvrir la fenêtre pour lui demander pourquoi, on verra bien.” La femme n’est pas d’accord, elle dit chut, chut, il va s’envoler, tu vas lui faire peur, le mari bouge la tête pour dire : c’est idiot, elle finit par se faire à ce geste, elle le prend même à son compte, elle commence à dire non de la tête aussi, et à mesure qu’elle le fait elle se rend aux arguments de son mari. Lui se détache doucement de l’empoigne de sa femme, il se dirige sans plus de précautions ni de respect vers la fenêtre, l’ouvre comme si de rien n’était, l’oiseau n’a pas bougé. Il reste à manger, il n’a pas peur du bruit, pas peur du mouvement. Le mari regarde un moment, qu’est-ce que c’est que cette bête-là, il le toise, ça lui paraît normal de demander à voix haute :
“Qu’est-ce que tu fais tout seul?
L’oiseau ne répond pas, il continue à forer son bout de beurre avec son bec, on ne sait pas s’il cherche ou s’il mange.
"Qu’est-ce que tu fais tout seul”, reprend le mari d’un ton automatique, sa femme lui dit pourtant que les oiseaux ne parlent pas, il hausse les épaules.
- Je mange, l’oiseau lui dit.
- Je vois bien que tu manges, dit l'homme, content que les choses avancent. Mais c’est pas normal, on n’a pas vu d’oiseaux ici depuis… ”, l’homme cherche depuis combien de temps.
- Je me suis perdu.
Ah, l’homme triomphe, ah, il s’est perdu, cette fois il dodeline la tête de haut en bas, avec ça il peut être d’accord, tout s’éclaire, et la femme dit oui de la tête, elle est fière sans savoir pourquoi.
- Tu t’es perdu et c’est pour ça que tu es tout seul ici.
- Oui, avoue l’oiseau, voilà.
Cette fois l’homme modère son triomphe, une lueur de pitié traverse son regard, et puis il se remet à froncer les sourcils comme avant, peut-être plus, et il achève son interrogatoire:
- Mais pourquoi est-ce que tu parles ?
- Oui, dis-je, quand la réponse tarde à venir, pourquoi est-ce qu'il parle?
- Je n’en sais rien, il finit par me dire, après un long silence. Je vais trouver. Je fais comme toi, je me lance, et j’attends que ça me mène quelque part. C’est bien ça ?
- Plaisante, plaisante. Moi je les finis mes histoires.
- C’est parce que je t’aide.
- Non, tu m’interromps, avec tes mouvements brusques. Tu adores faire ça. Comme tu t’ennuies vite, tu changes tout, tu m’obliges à tout changer, jusqu’à ce que ça te plaise, et ensuite tu rechanges tout, parce que tu es comme ça.
- Les oiseaux, je t’ai laissé finir.
- Bien sûr que non, tu ne m’as pas laissé finir. Je l’ai finie malgré toi.
- N’importe quoi.
- C’est vrai.
- Ecoute, tu n’es pas content, d’accord. N’empêche, ma nouvelle histoire d’oiseau, elle tient bien, elle tient  bien mieux que tes loups, il me reste à trouver la chute, toi tu ne sais même pas où tu vas.
- Tu m’emmerdes. Comment tu sais où je vais, comment tu sais si je m’égare ?
- C’est comme tu marches. Tu racontes comme tu marches. Il y a un chemin, toi tu es content de trouver un chemin, tu l’empruntes. Tu ne prends même pas la peine de te demander, où est-ce que ça mène, est-ce qu’il est long, est-ce que c’est un sentier qui s’achève comme ça ?
- C’est moi qui marche, et jusqu’à preuve du contraire, nous avons toujours réussi à aller quelque part.
- C’est pas ce que j’appelle quelque part, dit-il en désignant le camp, la ville, la guerre descendue sur le monde en brasiers minuscules qui menacent à chaque instant d’enflammer la forêt.

lundi 21 mars 2016

Vie de Brian Wilson, 2

L’écrivain-célèbre-Thomas-Pynchon allait venir, et Brian était nerveux. Jules Siegel avait fait la navette entre eux, donné sa bénédiction à la tente à méditation pourpre que Brian avait installée dans une pièce, principalement pour y fumer du haschish - “Pynchon va adorer” - et tenté de le rassurer au mieux. “Il a écouté Pet Sounds, dit-il.”
- Il a aimé ?
- Je crois, dit Jules.
Ce n’était pas la bonne réponse. Brian était déjà dans la tente, donnant des coups de pied sur la lampe à huile qu'il essayait d’allumer. Elle ne marchait pas. Elle avait marché quand il l’avait achetée, mais désormais, elle refusait de lui obéir. La tente lui donnait chaud. Jules lui donnait chaud.
- Je veux dire, je ne sais pas si c’est le bon terme. Je ne crois pas que Pynchon aime ou n’aime pas les choses, tu me suis ? Elles doivent rentrer en connexion avec lui, ou non. Pour être honnête, c’est lui qui m’a conseillé d’écrire sur les Beach Boys, renchérit Siegel, voyant que Brian se braquait.
- Sur les Beach Boys ? répéta distraitement Brian, ou du moins semblait-il distrait, alors que son attention était suspendue à ce que le journaliste allait dire.
- J’écrivais sur Dylan à cette époque, et je ne voyais pas l’intérêt d’écrire sur la surf music.  Il était en avance sur moi, comme toujours - il est en avance sur lui-même. Je ne connaissais que ce que les radios passent, je n’avais pas compris ce qui se passait. Mais après cette remarque, j’ai écouté Pet Sounds, et je me suis dit que c’était une très bonne idée.

Il faisait trop chaud, c’était une mauvaise idée. C’était une mauvaise idée d’installer cette tente chez lui, de la garnir de coussins confortables, sans prévoir d’aération. La tente de sudation, Brian en avait eu envie en lisant eun livr sur les Indiens d’Amérique: on y expliquait comment ceux-ci pénétraient la tente et laissaient leur corps exsuder leurs maladies physiques et leurs maladies de l’âme, sous la conduite de l’homme médecine. Mais de toute évidence, il avait idéalisé ce lieu, espérant y être présenté à son animal totem, ou à ses ancêtres, à une quelconque émanation qui le rassurerait sur sa destinée et sa place en ce monde. Rien n’apparaissait, et son corps lui parut gros, détestable, boursouflé, et il lui semblait qu’il enflait encore et allait soit l’enfoncer au sol, soit l’emmener dans les airs. Dans les deux cas il emmènerait la tente avec lui: elle se collerait à son corps et le ferait suer, l’étoufferait peut-être en l’empêchant de sortir. Il était pris dans l’avalanche, ne sachant plus où est le haut ni où est le bas, la bouche déjà collée au tissu.
Banana et Louie avaient tourné autour de Pynchon, le reniflant mais, bizarrement, n’avaient pas aboyé. Cela voulait dire, au choix, qu’il était un maître sorcier ou un innocent. Le regard de Pynchon s’était porté sur la tente à méditation-sudation-hashisch, sans que Brian puisse savoir si ça lui plaisait ou s’il trouvait ça incroyablement vulgaire.
- Alors je suis venu lui dire que, si ça l’intéressait toujours, il pouvait venir avec moi. Mais il avait oublié.
- Oublié, répéta Brian cette fois-ci encore, se demandant s’il ne devrait pas sortir en courant de la tente afin d’aspirer de l’air frais, quitte à bousculer Jules Siegel. Mais ce n’était pas d’air frais dont il avait besoin, simplement de l’assurance qu’il ne mourrait pas ici, dans sa tente à haschish, à tenter de faire marcher une lampe à huile, dans l’attente d’un écrivain célèbre.
- Qu’il m’avait conseillé ça. Il avait oublié, répéta à son tour Jules en entrant dans la tente. La conversation était décousue, mais il avait bon espoir de lui donner une cohérence. Cela marchait souvent : le journaliste avait quasiment élu domicile chez Brian depuis quelques semaines pour écrire sur lui, son mode de vie, sa musique, et ses projets. Avec Brian, parfois, c’était comme ça, et d’ailleurs, selon ce qu’il croyait deviner des expressions du plus âgé des frères Wilson, celui-ci commençait à se détendre. Il paniquait pourtant : avec Jules obstruant l’entrée, toute sortie rapide était à exclure. “Il a voulu me faire croire que j’avais tout inventé, mais je l’ai fait s’allonger et écouter “Don’t Talk (Put your head on my shoulders)”, babilla Siegel. Il est resté là, couché, tout ce temps. Et ensuite, il s’est levé, et a simplement dit ça. “Maintenant je comprends pourquoi tu veux écrire sur eux.”
Le nom de Pynchon - Pyn-chone - lui évoquait immédiatement un pigeon, un pigeon auréolé d’une stature d’intellectuel vaguement teinté de Vieille Europe, ou même d’un mystère oriental. Peu de personnes savaient qui il était, et Brian avait bien tenté de lire ses livres, mais il n’avait rien compris, ou plutôt, il n’avait pas pu avancer. Tous ces noms alambiqués (Benny Profane, Rachel Owlglass, Meatball Mulligan, Oedipa Maas, Pig Bodine, Fausto Majistral) s’interposaient entre lui et les livres, trop chargés de sons pour ne pas le distraire, lui évoquant chaque fois, comme le nom de Pynchon lui-même, des associations trop riches pour lui permettre de se concentrer : il lui avait fallu cinq tentatives pour avoir son permis de conduire, simplement parce que les sons de la radio dans l’habitacle le distrayaient trop. Il avait entendu dire que les Paranoids de Vente à la criée du Lot 49 étaient une parodie des Beach Boys, des Américains affectant l’accent anglais, avec des cheveux qui les empêchent de bien voir la route, chantant des chansons aux références littéraires : «What chance has a lonely surfer boy / For the love of a surfer chick, / With all these Humbert Humbert cats / Coming on so big and sick?», et se trouvait flatté de cet hommage bizarre, mais il se méfiait de lui. Non seulement parce qu’il s’agissait d’un véritable écrivain, et d’une référence de la culture légitime, mais aussi parce que, comme tous ceux qui se penchent sur le berceau de la pop culture, il pouvait bien être la mauvaise fée qui vient après les bonnes marraines pour jeter sa malédiction.
«Il va arriver», ne cessait de dire Siegel en tentant de cacher son excitation - deux génies dans la même pièce, et c’était lui qui les avait mis en relation ! -, pour rassurer Brian, mais Brian priait pour qu’il dise «Il ne viendra pas.» Il y avait trop d’enjeux, l’atmosphère était trop chargée et il n’avait même pas l’envie de fumer.
“On s’en roule un ?” dit-il néanmoins. Quelquefois c’était la plus juste réponse à ses angoisses que de faire ce que, justement, il ne voulait pas faire. C’était une manière de reprendre le dessus. Il avait tout un arsenal de techniques pour revenir à la barre et se dépêtrer des crises de panique : courir autour de la piscine, écouter en boucle Be my Baby, manger un steak à toute vitesse, ou un gâteau entier. Parmi les voix mélodieuses qui s’harmonisaient, en studio, il entendait de plus en plus souvent la voix de Satan qui proférait des insanités ou voulait le conduire à se faire du mal (“tu ne vaux rien, Brian.” “Prends ce couteau et tue-toi.”). La meilleure réponse était de répéter ce que le Tentateur disait, quitte à ce que tout le monde le regarde de travers en session, et c’était ce qu’il faisait inconsciemment, désormais, répétant ce qu’on lui disait pour se l’approprier et en ôter la charge. Apparemment, Satan ne supportait pas ses propres paroles, et se retirait alors, effrayé qu’on lui réponde. Brian faisait comme si rien ne s’était passé, et l’enregistrement pouvait reprendre, mais il pouvait encore percevoir la présence du diable dans les mailles des voix entrelacées, peaufinant sa stratégie, celle que Brian craignait le plus, celle à laquelle il se refusait de penser pour ne pas que l’Adversaire y pense à son tour : ne plus briser l’harmonie, mais la coloniser peu à peu, s’instiller en elle pour y répandre son poison.
“Ok, dit Siegel, qui s’inquiétait de voir Brian s’acharner sur la lampe. Tu devrais la laisser tranquille.
- Elle est supposée marcher, dit Brian.
- Tout est supposé marcher, blagua Siegel. On pourrait placer une grande bande autour de l'équateur. “Ce monde est censé marcher”.
Brian laissa la lampe et entreprit de rouler le joint. Il ne savait pas vraiment rouler les joints, mais faisait toujours mine d’en être capable. D’autres les roulaient pour lui, pris de pitié devant ses gestes maladroits. Il avait cette manière innocente de ne pas voir, de ne pas comprendre, qui irritait tout le monde, mais participait de sa singularité. C’était un enfant génial.
- Tu veux le faire ? dit-il en passant le matériel à Jules.
- C’est un honneur, dit Siegel.
Et c’était vrai, malgré l’ironie. Siegel, comme tant d’autres, attribuait des vertus de magicien à ce compositeur de surf pop, sourd d’une oreille et trop craintif pour approcher de l’océan. Il n’y avait pas d’incongruité à ce que Pynchon vienne le visiter, d’un génie à un autre. Et Brian dispensait tous les signes d’excentricités qui s’accordaient à cette image. C’était très bien, d’être fou, en 1966.
Brian se força à rire. Dans quelques années, cela deviendrait une habitude, mais alors c’était relativement nouveau : jusque-là l’humour et le rire étaient une porte de sortie, pas un masque. Rire pour paraître à peu près sain, pour apporter un contraste bienvenu à l’air perdu et terrifié qui figerait ses traits: l’irruption en lui du Brian du futur lui fit froid dans le dos. Pour l’instant il se voyait encore comme ce «kid» mal grandi, appelé à faire le pont entre musiques populaire et savante ; sur un pied d’égalité avec les Beatles, investi d’une mission, il pouvait sans fausse modestie balayer les accusations de “génie” du revers de la main (“je suis simplement un gros bosseur”) et se permettre de se sentir épargné des relents de folie auxquels ce terme était communément affilié. Après tout, Van Gogh était un génie, et un fou ; il n’était pas question pour Brian d’être l’un, et donc l’autre. Il voyait encore ses bizarreries comme une manière de compenser sa manière de travailler, ardue et perfectionniste. Il pouvait se permettre de booker un studio pour cinq minutes et s’en aller: il savait ce qu’il faisait, ses succès le prouvaient, ses pairs le reconnaissaient, et tout le monde se fiait à ses décisions. Il dessinait dans le noir du quotidien adulte un nouveau monde de sensations qui n’avaient jusqu’ici eu droit de cité que dans l’enfance, et se trouvaient magiquement légitimées dans la vie réelle. Mais, de plus en plus, on le regardait autrement, avec dans les yeux une autre révérence qui le mettait mal à l’aise, et le regard qu’on lui portait se substituait au sien. Génie, génie, fou, fou.
- Comment est-il ?
- Tom ?
- Oui. Pynchon. Tu le connais bien ?
- Nous nous connaissons depuis Cornell. L’université.
- Oh, dit Brian. Vous étudiiez la littérature ?
- La physique, assena Siegel, et Brian sentit, comme dans son enfance, son ego se gonfler pour mieux se dissoudre, à la fois le désir d’en découdre, de prouver qu’il avait le droit d’exister, et l’amertume sans fond de découvrir qu’il avait usurpé sa place, qu’il n’était rien et ne serait jamais.
- Qu’est-ce qu’il cherche au juste ?
- C’est-à-dire ?
- Qu’est-ce qu’il me veut ?
- Qui sait ce que Tom veut aux gens ? dit Jules gaiement en lissant le joint avec précision, les doigts pressant légèrement le papier. Mais après tout, c’est son affaire. Sûrement du bien. A chaque fois qu’on se voit, je suis obligé de lui passer Don’t Talk. Il sera plus connu que Faulkner.
Le faucon de Faulkner vola dans les plumes de pigeon de Pynchon, observé par la mouette de Siegel-seagull, et cette bataille aérienne plongea à son tour Brian sur le ring immuable où il devait battre son père, battre Mike Love, battre Paul McCartney. Voilà un homme, se dit-il, qui n’a pas peur de se prendre au sérieux. Quelqu’un qui se place lui-même, et est tout de suite considéré, sur un plan d’égalité avec les grands noms qui l’ont précédés. Siegel alluma le joint et prit une taffe.

- Thomas, Brian.
Le silence entourait déjà ces brèves présentations, comme un serpent prêt à étouffer le dresseur qui l’exhibe. Pynchon était très en retard, ou bien était-ce le joint qui avait distendu le temps? Jules avait fait le guet, et Brian en avait profité pour se placer face aux baffles et s’immerger dans Be my Baby, laissant chaque coup de batterie et chaque son heurter son corps. Tant que j’aurais quelque chose à chercher dans cette chanson, se disait-il, je n’aurai pas d’autre question à me poser. Mon existence entière est peut-être vouée à cela, à écouter ce morceau et tenter par tous les moyens d’expliquer au monde ce qu’il signifie exactement, quelle paix il apporte. C’était peut-être assez aux yeux de Dieu pour justifier une vie, et le poids de ce qu’il avait à accomplir en tant que compositeur s’évanouissait magiquement pour les 3 minutes du morceau. Pynchon était arrivé à ce moment-là, perturbant le rituel, l’obligeant à s’extraire du bain sonore pour faire face à quelqu’un d’autre, et à reprendre sa place active dans l’éternelle litanie des devoirs et des aspirations. Il faut que j’y arrive. Le monde attend que j’y parvienne. Marylin attend ça de moi. Les Beach Boys. Capitol. Murry. Maman.
- Je suis enchanté de faire votre connaissance, commença Brian nerveusement.
Pynchon sourit d’un sourire faible. Il était peut-être persuadé d’être invisible, à force, se dit Brian. Ou convaincu que quelqu’un d’autre répondrait à sa place. Ou alors il était sous acide. Il était pire encore que ce que Brian imaginait : mutique, impressionnant, drapé dans ses atours d’intellectuel respecté. Il avait des dents de rongeur.
Pynchon ne dit rien de plus. Ni “Comment allez-vous?”, ni “J’adore ce que vous faites”. Son regard balayait la pièce, à la recherche de quelque chose, et Jules et Brian le suivaient pour comprendre ce qu’il cherchait.
- C’est un thérémine ? demanda Siegel en remarquant dans le champ de vision de Pynchon un meuble surmonté d’une antenne et d’une boucle. Il pressentait la débâcle, mais se refusait à sonner la retraite. Le feu mettrait du temps à prendre, il voulait bien en convenir, mais l’allumette était là. Il imaginait sa place dans l’histoire après cette soirée, simple trait d’union entre deux grands esprits, mais qui peut se passer des traits d’union? Sans eux l’histoire n’a pas de sens, et les grands esprits ne se rencontrent pas.
- Oui, dit Brian.
- Je n’en avais jamais vu de près. Un modèle russe ?
- Je l’ai acheté à un ami de mes parents, récemment. Il l’avait importé. C’est le premier que j’ai vu, j’étais enfant.
Le rire du Brian de 1977 se glissa encore en lui. Il s’excusait d’exister, il voulait disparaître : le golden boy et l’homme-enfant montèrent sur le ring, forçant Murry, Mike, Paul à dégager. Brian se battait désormais contre lui-même.
- Comment ça marche ? demanda Siegel en s’approchant du Thérémine.
- Un oscillateur.
- Je peux essayer ?
- Oui, dit Brian, qui gardait un oeil sur Pynchon, lequel assistait à toute cette scène en simple spectateur, quasiment baguenaudant les mains dans les poches en long et en large de la pièce, comme s’il visitait un appartement pour l’acheter. Brian essayait d’avoir l’air cool, mais plus il essayait, plus il sentait ses atours de Californien détendu et adepte du bon temps fondre pour révéler sa vraie nature d’adolescent gauche et peu doué pour la vie. La cire des bougies qu’il avait allumées faisait des renflements, désacralisant le moment, tout devenait laid. Il se sentait pousser des dents de rongeur lui aussi : Pynchon était contagieux.
Brian se sentait comme dans le seul retour d’acide qu’il ait connu jusqu’alors. Il était rentré dans une bibliothèque. Passant dans les couloirs, il avait commencé à lire les titres et le nom des auteurs, à tourner les pages. Il essayait de lire, mais les lettres vibraient sur la page, et il lui était impossible de constituer des mots.
Puis les livres se mirent à fondre dans les armoires, coulant comme de la cire le long d’une bougie. La salle commença à tourner, et Brian était au centre de de cette toupie, comme au centre de l’univers, responsable de sa remise en place.
- Il faut rester immobile. Une main commande le volume et l’autre la hauteur. la main droite sert à trouver la note, en variant la distance par rapport à l’antenne verticale. La boucle sert à faire varier le volume. Tu éloignes ta main, et c’est plus fort. Tu la rapproches et le son s’éteint.
- Il ne faut rien toucher ?
- Non.
- Ça ne fait aucun son si on ne bouge pas?
- Non. Le musicien fait partie de l’instrument, dit Brian un peu plus fort pour tenter d’avoir l’air malin, en adressant sa phrase mentalement à Pynchon. Comme une radio, ou une télévision. Exactement comme une radio, en fait. Si on s’approche de la radio, on lui sert d’antenne supplémentaire, et on augmente sa portée. On fait partie de la radio, non ? C’est pareil.
Brian alluma le thérémine. Siegel bougea les mains. Un son fantomatique emplit la pièce.
- Wow! dit Siegel. Flippant.
Brian recula instinctivement.
- C’est ce truc qu’on utilise dans les films de science-fiction, c’est ça ? continua Siegel.
Brian acquiesça.
  • Oui. Ce truc me foutait les jetons.
- C’est un instrument en soi, dit Pynchon, qui sortit de sa réserve. Des partitions d’orchestre ont été écrites.
Brian écouta la voix de Pynchon. Elle était difficile à localiser. Elle aurait pu tout aussi bien venir de quelqu’un d’autre, caché derrière lui.
- Lénine a pris des leçons de thérémine, continua Pynchon avec ce qui pouvait passer pour un sourire sur les lèvres. Quand Léon Theremine l’a inventé, il a présenté l’instrument comme l’étendard de la musique soviétique par excellence. Moderne, futuriste, accessible à tous. Je ne crois pas qu’il aurait imaginé que des Californiens l’utiliseraient pour faire danser la jeunesse américaine.
- Je ne savais pas, dit Brian.
- Tu l’utilises ? dit Siegel en se retournant vers lui.
- Pas ce modèle là, un modèle spécial, fait pour nous. Vous voulez écouter ?
-Ok, dit Jules, et Pynchon ne dit rien.
- OK, dit Brian. Il y a une platine dans la tente.
Les événements tournaient enfin comme l’espérait Jules. Il entra dans la tente pourpre, suivi par l’écrivain-célèbre-Thomas-Pynchon. Pynchon s’assit à côté de Brian. Le romancier se mit en tailleur, et Brian aussi. Aucun des deux n’était de cette époque, mais tous les deux affectaient de s’y trouver à l’aise, tout en le maudissant. Jules les photographia mentalement.
- Super, dit Jules, un peu penaud. Il ne savait pas quoi dire d’autre pour meubler les silences.
Tout le monde resta immobile, jusqu’à ce que Brian se rappelle que c’était à lui d’agir. Il saisit le vinyle de Pet Sounds, le dernier disque en date des Beach Boys, déjà à des années-lumière dans son esprit, et le plaça sur la platine. Dès l’introduction de Wouldn’t it be nice, Jules et Brian se sentirent rassurés. Quelque chose allait remplir le silence, et ce quelque chose était, objectivement, la musique la plus avancée dans les territoires à défricher de la pop music.
- Je voudrais écouter Don’t Talk, dit Pynchon, alors même que la chanson n’était pas finie.
-Mais il n’y a pas de thérémine dedans, dit Brian.
-Je sais, dit Pynchon, et cette remarque un peu sèche eut pour effet paradoxal de flatter Brian. L’écrivain savait ce qu’il voulait, et ce qu’il voulait c’était précisément quelque chose qui était sorti de son esprit, à lui. Il n’avait aucune raison de se sentir intimidé, il était même en position de force : d’après ce qu’il pouvait comprendre, il était pourvoyeur d’une beauté si mystérieuse que même un héros de la contre-culture californienne, américaine et mondiale voulait en partager l’expérience avec lui.
-C’est le troisième titre, indiqua gauchement Jules à celui qui avait choisi l’ordre des pistes.
Brian leva le bras du tourne-disque et plaça le diamant sur un sillon plus noir. Le son ample et solennel d’un orgue d’église, simplement accompagné d’une cymbale égrenant les temps, envahit la tente.
I can hear so much in your sighs, démarrait la voix haut perchée de Brian depuis une sixte mineure, tandis qu’une basse montait, puis descendait, puis remontait, appelant magiquement à elle des accords inattendus et évidents. La chanson dessinait un mouvement aussi majestueux qu’une cathédrale s’élançant jusqu’au ciel et s’enfonçant dans la terre tout à la fois. L’espace confiné dans lequel ils se tenaient tous les trois devint le monde entier. La tente à haschich perdit toute frivolité, Brian, sa gaucherie, comme Nijinski perdait son air rustre dans sa danse, et Pynchon semblait près de pleurer. Son air de rongeur condesdendant avait disparu. C’était un miracle.
And I can see so much in your eyes
There are words we both could say
Il était impossible de s’appuyer sur une tonalité évidente, et pourtant rien ne semblait discordant, gratuit ou forcé. Ces sauts de mélodie improbables, d’une étrangeté saisissante, trouvaient le repos dans la simplicité de son refrain.
But don't talk, put your head on my shoulder
Come close, close your eyes and be still
Don't talk, take my hand and let me hear your heart beat
Et c’était vrai. La musique donnait à entendre une pulsation intime et universelle, à laquelle Brian avait eu la chance insigne d’être confronté et, plus important encore, de pouvoir fournir un écrin afin qu’elle soit entendue dans le monde. Une pulsation douce et ferme, quelque chose comme le coeur secret du monde, battant à l’écart des bruits quotidiens.
Being here with you feels so right
We could live forever tonight
Let’s not think about tomorrow
- Il y a quelque chose dans cette chanson. Un secret, dit Pynchon en murmurant si doucement qu’il était impossible de songer qu’il veuille être entendu, mais Brian l’entendit. Pynchon ne parlait que pour lui, et profitait de la musique pour enfin lui adresser la parole.
And don't talk put your head on my shoulder
Come close, close your eyes and be still
- Un secret ?
- Oui, dit Pynchon. Vous le savez, n’est-ce pas ?
Don't talk, take my hand and listen to my heart beat
Listen, listen, listen.
Ecoute, écoute, écoute.
- Je ne sais pas, se défendit Brian.
- Il y a un secret, mais vous êtes trop sage pour le dire ouvertement. Nous le connaissons tous les deux.
- Quel secret ?
- De quoi vous parlez, les conspirateurs ?, dit Jules.
Brian rit pour lui répondre, mais Pynchon ne semblait pas du tout rire. Puis Pynchon se tut, Brian se tut, et Siegel se demandait ce qu’il faisait là. Qu’était-il censé savoir, se demanda Brian? Il n’y a rien de plus angoissant, songea-t-il, que de détenir un secret dont vous n’êtes pas conscient.
Le refrain reprit une dernière fois, après que des violons avaient élaboré une transition à la fois inattendue et admirablement construite. Brian se rappelait avoir chanté chaque partie à chaque corde, afin de transmettre à chacun la sensation qu’il voulait obtenir de l’ensemble.
Don't talk, put your head on my shoulder
- Vous êtes un gnostique, dit Pynchon.
- Un quoi ?
- Vous connaissez les gnostiques, M. Wilson. Le vrai Dieu nous est inconnu, et les anges nous empêchent de l’atteindre.
- Qu’est-ce que vous racontez ? demanda Jules encore une fois.
- Don’t talk, dit Pynchon.
Don’t talk, close your eyes, and be still
Le monde tournait lentement devant ses yeux. Satan était assis avec eux, dans la tente, à côté de Siegel. Il souriait. Sans méchanceté, il souriait, comme un vieil ami. Il avait pris sa place, et, ce qui était le plus effrayant, c’est qu’il se comportait comme s’il l’avait toujours eue, mais que Brian ne s’en apercevait que maintenant. Il ne parlait pas, cette fois, aussi Brian n’avait-il aucun moyen de le contrer. Alors il ferma simplement les yeux, et pria.
Don't talk, put your head on my shoulder
Don’t talk, close your eyes and be still
- Il ne faut pas en parler. Mais vous ne pouvez pas vous en empêcher, comme tous les vrais gnostiques. Vous avez trouvé un chemin. Vous l’avez chanté.
- Tom, dit Jules, Brian n’aime pas ton humour.
Et soudain, Brian comprit pourquoi les chiens n’avaient pas aboyé. Pynchon n’existait pas. Il faisait semblant d’exister, et même le mystère qui l’entourait était une manière d’accroître sa présence supposée. Ou du moins il n’existait pas vraiment dans cette version de la réalité. C’était un démon, capable d’apparaître aux hommes et de masquer ses vibrations pour échapper à la vigilance des chiens, un démon dont la mission était de tracer le chemin pour le diable qui venait avec lui. Une mélodie commença à pénétrer son esprit, en contrepoint à Don’t Talk qui mourait lentement sur la platine dans un fade-out qui semblait emporter avec lui toute l’innocence qu’il avait prié pour garder. Quelque chose qui servirait à contrer le démon à jamais, une amulette pour tous ceux qui comme lui subissaient ses assauts et ne savaient pas comment s’en débarrasser. Une musique puissamment positive qui convoque l’aide supérieure, plus efficace que tous les tours qu’il avait trouvés jusque-là : des bonnes vibrations envoyées pour démasquer tous les démons du monde et les renvoyer à leur enfer. Cela aurait l’apparence anodine d’un morceau de pop, mais cela n’aurait jamais été entendu auparavant.
-Tom, dit Jules, vraiment inquiet. Brian est une personne sensible.
- Je plaisantais, M. Wilson, dit Pynchon sans sourire. C’était une plaisanterie.
Brian se força à rire encore une fois. La musique fut tout à fait finie, et les notes disparurent de la tente comme des papillons. D’immense, elle était redevenue minuscule.