mercredi 23 mars 2016

L'Hôte

Pour arriver chez l'Hôte, il faut faire un choix. Pas la décision initiale, celle d'aller s'installer chez un inconnu qui vous ouvre sa maison, séduit par la forêt, par l'aventure, par l'écriture d'un autre siècle serrée dans les lettres reçues. Un choix simple : à gauche, ou à droite ? 
Les indications sont parcellaires; arrivé à proximité de Vezelay, le plan envoyé n'indique pas la direction à prendre. Au croisement, à en croire les cartes, les deux routes mènent au même endroit, mais rien dans ce qu'il a évoqué au téléphone,  rien dans votre intuition ne peut permettre de vous aider. C'est le vrai choix, plus important que le choix de votre départ. Vous le sentez bien à ce moment - vous le sentirez à votre tour, au même croisement, en sortant de la même route, tandis que le moteur tourne -, la direction que vous prendrez décidera du visage de l'Hôte que vous trouverez. Quel que soit votre choix, vous ne pourrez pas vous attendre à ce qu'il soit sans conséquence. Vous prenez à droite.

On n'écrit pas pour dissiper la nuit, mais pour l'épaissir. Rien dans ce monde n'est jamais assez épais pour être saisi. Emotions fugaces, objets glissants, paysages déjà oubliés, malgré l'effort que nous mettons à les graver dans notre mémoire. Ecrire verse sur nos sensations une ambre à jamais cristallisante. Elle leur donne un poids, une figure, un entour manipulable. Dans l'épais de la nuit, quand le froid le guette de partout, l'écrivain que vous êtes - que vous souhaitez enfin être, et c'est bien pour ça que vous entreprenez ce voyage - se réchauffe dans sa propre solitude avec l'écriture qu'il projette. Dans l'épais de la nuit, la voiture roule en levant des fumées matinales comme des lapins spectraux. Il est tard, c'est le matin des cadrans et des montres, un matin sans lumière qui n'existe que pour le décompte de nos jours, ou personne ne veille réellement. Quelqu'un veille pourtant : la maison est là, éclairée, et l'Hôte devant.

L'Hôte parle de son père, peu de sa mère, dont les portraits sont au mur. Pas de secrets douloureux, se défend-il : sa mère a laissé moins de traits saillants, voilà tout, elle a déserté sa mémoire peu à peu, comme un adolescent quitte le foyer familial, vêtement après vêtement, livre après livre, et un jour ne revient plus. Ça lui fait drôle de parler de sa mère comme d'une adolescente, rit-il, car il ne l'a connue qu'avec ce visage adulte, parfois recluse, parfois pleurant, mais ne laissant jamais entrevoir la jeune fille qu'elle a dû être pourtant, préoccupée par l'amour, la vie, et cette forêt où elle a dû se promener souvent, seule - son regard embrasse la forêt alentour, en signe d'allégeance. C'est de cela dont on se rappelle, philosophe-t-il, c'est ce qui nous marque chez les gens : leur enfance qui affleure encore.  - Vous ne dormez pas ? - Plus vraiment, répond-il dans un sourire las.

Pourquoi ai-je favorisé ma propre obscurité ? Vous demandez-vous. Je me condamne pour une raison inconnue à rester mon seul garant, mon seul témoin, écartant les opportunités, fuyant les mains tendues, accroché à mes seules certitudes, convaincu que la postérité me donnera raison, qu’une forme de succès justifiera mes efforts. L’Hôte me comprend, me soutient. Il m'accueille le temps qu'il faudra. Ce qu'il a lu de moi l'a convaincu, dit-il ; cela vous convient. Je ne partirai pas sans avoir fini. Je ne quitterai pas cette pièce, cette maison, ces bois sans le livre que je veux sous le bras. Un livre sur lui. Je ne sais pas ce qu'il est, mais j'en pressens la forme, ou plutôt le ton. 
- Est-ce que vous avez toujours voulu écrire ? 
- Oui, répondez-vous. 
- Et votre premier texte abouti ?
- Il a fondu sur moi, comme un aigle, en des circonstances très précises, alors que j'étais jeune. Mon asthme me permettait d'être rémunéré quelquefois pour des études sur cette maladie, lui dites-vous autour d'un thé. Je dormais à l'hôpital, quatre jours. En journée nous restions dans nos lits pour nos analyses, dans une sorte de mi-sommeil qui confinait à l'ivresse, l'ivresse de l'inaction ; ou bien nous nous croisions dans les couloirs comme les pensionnaires de La Montagne magique, devisant en riant sur notre condition de cobayes. Un soir, libéré de mes obligations, et dormant dans un autre lit - il y avait un lit de veille et un lit de sommeil, un lit pour être scruté et un lit pour les rêves, souvent violents, et je me réveillais en sursaut - j'ai regardé un bâtiment très lumineux depuis la fenêtre de l'hôpital, et ce bâtiment était flanqué d'un ascenseur : l'ascenseur était en dehors de l'immeuble, il courait sur sa façade, comme un insecte remontant et descendant inlassablement. J'ai éprouvé alors quelque chose comme l'infinie délectation de la solitude. Une solitude désirée ardemment, travaillée. C'est sur ça que je veux écrire.
Quand vous levez la tête l'Hôte semble se cacher de pleurer.

Qu’est-ce qui gratte, qu’est-ce qui souffle, dans les caves de l’Hôte ? Pense-t-il vraiment que je dorme, que ses bruits m’échappent ? Pourtant tout me parvient, et j’imagine une machine monstrueuse qu’il assemble, pièce par pièce. Dans le silence même, je l’entends mesurer et jauger. Je l’entends défaire en pensée ce qu’il a déjà construit, reprenant l’ouvrage, argumentant avec lui-même, pesant, décidant. Au matin pourtant quand nous nous croisons dans la salle commune, à l'heure du repas ou du thé, nous faisons semblant de rien. Mais sans doute (comment pourrait-il en être autrement?) sait-il que je sais. 
Vous supposez l'insupposable. Une machine à remonter le temps? Il ne serait pas le premier fou à tenter l'improbable, personnage d'une galerie de bricoleurs galvanisés par des théories obscures, un peuple obscur de fous, renouvelé spontanément à chaque génération, assemblant des soucoupes volantes en bois dans leur jardin, des passages dimensionnels dans leur salon. Ce serait ça, dans cette cave ? Pénétrer dans le tissu du temps pour trouver le pli où existe encore, telle une fleur protégée du froid, l'enfance de sa mère, celle dont il a parlé avec tant d'émotion. Une enfance qui affleure, c'est ce qu'il a dit, c'est ce qu'il cherche. Ou bien ce que je cherche moi, l'enfance de ceux qui renoncent à leur enfance pour donner la vie ? Leur redonner l'enfance, le peu d'enfance qui leur restait, que je leur ai volé en naissant ? Il suffirait, pour en avoir le coeur net, de pousser quelques portes, mais le sommeil arrive toujours à temps pour vous en prévenir.

L'hôte vous invite à la chasse. C'est un terrible chasseur, prévient-il, et il précise qu'il est peu probable qu'il tue quoi que ce soit ; mais voir la nature avec les yeux d'un chasseur, c'est autre chose que de la voir avec les yeux d'un amoureux de la nature. On perçoit chaque mouvement, on devient bête parmi les bêtes. C'est curieux, ajoute-t-il, mais il faut menacer ce qu'on aime pour pouvoir le comprendre, le sentir. Sa remarque vous trouble. Vous dites non, une prochaine fois peut-être. Il sourit sans rien dire. Il ne pose pas de questions sur ce que vous avez écrit depuis que vous êtes arrivé, sur la durée de votre séjour, sur un loyer. Il attend quelque chose, vous le sentez, mais vous ne savez pas quoi. 

Partir à la chasse avec un meurtrier potentiel, vous ne tentez pas. Est-ce à dire que vous êtes, au fond, convaincu de sa culpabilité ? 

L'Hôte parle du groupe politique auquel il appartenait dans sa jeunesse. Pas de militantisme, se défend-il, il faut se méfier du militantisme ; un groupe de pensée, et donc d'action. A cette époque, cela ne faisait aucun doute : penser c'était agir, et le premier qui leur reprochait de n'être bons qu'à s'asseoir autour de godets pour discuter de la révolution se prenait, immanquablement, quelque chose en travers de la figure - une chaise, un poing, un livre, une insulte. Le monde souffrait, souffre de ce que personne n'arrivait, n'arrive à le penser. Ce n'est pas quelque chose de très mystérieux, souffle-t-il, et ce n'est pas compliqué : quelque chose de simple, ce mouvement qui agite le monde et retourne tout un chacun en flic de soi-même, mais nous n'avons pas réussi. - A quoi ? - A tuer le flic en nous.

Et toujours ces bruits, qui reviennent le soir, quand vous tentez de dormir et que l'Hôte s'active. Un soir, vous prenez votre courage à deux mains et luttez avec le sommeil qui voudrait vous clouer au lit : vous descendez pour voir. Le bruit augmente à mesure que vous approchez de sa source, c'est un bruit de machine. Une machine inconnue, que vous n'arrivez pas à vous imaginer : des souffles, des pistons, des turbines. Vous pensez à votre frère qui reconnaissait la marque des voitures au bruit de leur moteur. Cette aptitude vous avait laissé songeur. Ce frère haï et aimé qui vous frappait dans la nuit de l'enfance, pour aucune raison ; pas comme des frères se tapent, mais gratuitement, pour détruire, blesser, anéantir. Et cela a marché : vous et le néant marchez main dans la main, et vous ne vous sentez bien qu'au bord du vide.

Bien sûr, vous avez menti : le livre que vous avez en tête n'est pas celui dont vous parliez. Un jour, au retour d'une promenade dominicale, une de vos soeurs vous a révélé un secret de famille. Il concernait votre grand-père maternel, le pendu : vous ne l'avez pas connu. Votre soeur non plus ; il est mort quand votre propre mère était jeune adolescente, laissant ses sept enfants et sa femme à une misère profonde, à la détresse des questions. Son visage inconnu charrie des kilomètres d'écriture à venir, votre véritable, votre seul projet est de dessiner un visage, c'est-à-dire donner des yeux, à ce fantôme. Vous avez appris ce jour-là quelque chose d'insupportablement éclairant. Le pendu était radio dans l'armée, pendant la guerre de 14. Un jour, un obus éclatant les tranchées l'a enseveli, lui et d'autres camarades : pendant quelques minutes, au milieu des morts, le radio s'est demandé s'il allait vivre. Déterré, rendu aux vivants, sans doute s'est-il demandé si une part de lui n'était pas restée ensevelie, si l'autre n'étouffait pas sous la terre, devenu radio chez les morts. C'est de ce livre-là que vous souhaitez être l'auteur, et d'aucun autre ; quel autre livre vaudrait que l'on s'y attarde ? Vos autres "projets", comme on a coutume de présenter ces vagues errements destinés à tromper l'angoisse, n'en sont que des répétitions, des échos préalables, même pas des avant-propos ; ils ont perdu leur droit à l'existence au moment où cette révélation vous a été faite. Vous-même, vous avez eu une épiphanie ; soudain, toutes vos obsessions trouvaient un sens : la communication avec l'au-delà, les souterrains, l'ombre. Votre livre doit rendre justice à ce bref moment, vite perdu, où vous vous êtes senti en accord avec vous-même, et que vous ne rattraperez jamais ; à ce grand-père éloigné des lettres, que vous désenlisez, ou mieux, que vous décrochez de sa corde, délicatement, de ce fil qu'il a paradoxalement tenu pour renouer avec la vie et qui lui donna la mort ; à cette envie d'écrire, qui vous brûle et vous agace, qui vous tord le ventre et ne trouve jamais d'apaisement, puisque vous écrivez si peu, lisez si peu, existez si peu.

Votre conversation a ramené, bien vivante, la période des tests pour l'asthme à l'hôpital. Des épisodes précis.

L'Hôte a tué quelqu'un , peut-être : ses parents, un soir. Le procès qui a suivi l'a disculpé, mais vous êtes ici pour le rencontrer, le sentir, mener l'enquête. Pourquoi a-t-il accepté ? A cause d'un roman que vous aviez fait, et que par chance il a lu. 

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