lundi 30 avril 2018

La forêt de pins

La forme du souvenir mais pas le souvenir. L'empreinte du passé mais son image évanouie. Cadre sans tableau, écorce sans arbre, vie vécue sur le bout de la langue et dont on ne retrouve plus que l'odeur. Et quand tout nous revient, prénom oublié et mot manquant, visage confondu et peau enfuie, dans la forêt de pins, le monde recommence.

De la beauté

D’un coup je tombe par hasard sur le visage de Lydia Graham, dont la beauté me coupe littéralement le souffle. Je ne la connais pas, et mon premier réflexe est de trouver qui elle est. Grâce à Google je trouve son nom très rapidement. Devant la beauté, devant cette beauté, je suis comme un loup, je suis affamé : il faut que je sache. Mais pourquoi dois-je savoir ? Et que savoir ? Donner un nom à cette beauté, c’est se donner l’assurance de trouver d’autres occasions de la voir ; mais la répétition, si elle rassasie un moment, n’épuise pas le désir de voir, et de revoir encore. Convoquer encore et encore ce visage, cette photo, n’a pas seulement pour enjeu de réitérer un choc esthétique ; c’est une étude systématique, stratégique : il s’agit de connaître l’ennemi afin de préparer la guerre.

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La beauté souvent est insupportable. Les gens qui y sont confrontés ne peuvent pas l’assimiler, car elle leur échappe : la beauté de cette femme sur cette photo est en cela tout à fait équivalente à toutes les beautés que la nature a produites, des sublimes paysages aux variétés infinies des espèces vivantes, et que l’homme a créées, des peintures pariétales de Chauvet aux préludes wagnériens : elle provoque une frustration (comment se souvenir réellement de ce coucher de soleil ? comment appréhender cette peinture ? comment les avaler pour les garder en soi ? La mémoire n’y pourra rien, non plus que la photographie, le film ou l’évocation partagée : tout au plus identifiera-t-on ce moment comme un moment de grâce, sans que l’objet qui a suscité cette grâce soit au final concerné par cette remémoration) qui mène à la voracité d’informations (d’où ? quand ? comment ? pourquoi ?) qui ne vise pas réellement à la connaître, mais simplement à se remettre ; à maîtriser la puissance que la beauté a sur nous, et, dans bien des cas, à l’acmé de cet élan qui nous tient, à la détruire. La seule option qui nous reste devant tant de beauté est de la séquestrer ou de la faire disparaître.

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Le désir de faire la beauté sienne a souvent été perçu comme la définition ultime du désir (obtenir ce que l’on n’a pas), qui en est en fait la négation : désirer, c’est toujours construire dans un espace créé par une relation ; et, là, devant cette beauté qui échappe à notre tentative de dialogue, le désir se retourne contre lui-même et devient désir de possession. Le désir de possession est un non-sens ; on ne désire que ce qui est non possessible (ce qui n’a pas de sens à être possédé), et non impossédable (ce que l’on ne peut pas posséder, qui s’y refuse), c’est-à-dire la relation à l’autre. Le paradoxe tient à ce que l’on tienne pour le plus désirable ce qui met le plus en danger la possibilité du désir lui-même : un quelque chose à attraper comme un papillon et à épingler, mort, au mur.

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Pauvre beauté, qui suscite tant de carnage. Le sexe, malheureusement, et très souvent, n’est qu’une des armes pour se donner l’illusion d’être le propriétaire et le destinataire de la beauté qui nous bouleverse : le langage le dit bien, qui prétend que l’on “possède” une femme ou qu’on la “connaît”, deux euphémismes interchangeables qui désignent la relation sexuelle pour ce qu’elle est : une tentative d’appropriation de la beauté portée par l'autre via la connaissance ou l'appropriation. Bien sûr, la beauté y échappe : et pas seulement à celui qui voudrait l’obtenir, mais à celui ou celle dont on prétend qu’il la détient.

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Il n’y a pas réellement de dialogue avec la beauté de Lydia Graham, qui reste inaccessible. S’il y en a un, c’est un dialogue de sourd : Lydia n’est pas la beauté qu'elle porte, qui lui incombe sans qu’elle l’ait demandée, et moi qui la contemple et la désire pour la garder ne l’aurai jamais, quels que soient les subterfuges que j'utilise.

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La beauté est une responsabilité insupportable. Ce doit être difficile d’être à la hauteur d’une telle beauté, me dis-je en regardant une nouvelle fois ce portrait, dont on hérite sans l’avoir demandé - peut-être l’a-t-on souhaitée, mais là encore il faut se méfier d’obtenir ce que nous désirons. Comment la porter ? Et que faire face aux réactions qu’elle suscite ? On admire la beauté, mais la beauté est comme indépendante de la personne - tout du moins la personne en question ne peut-elle se sentir réellement gratifiée de cette admiration, sinon comme d’un cadeau qu’on vous a fait, mais d’un cadeau qui vous sera, un jour, retiré ; et, dans un cas comme dans l’autre, vous n’aurez rien pu faire, sinon accepter. La personne belle, la belle personne, est trompée par l’adjectif qui la qualifie : elle n’y peut strictement rien, la beauté n’a rien à voir avec elle. La beauté n’est même pas un don, puisqu’on ne peut pas la donner, l’enseigner, en retour à un autre. Sauf à rehausser ses propres atours, ou au contraire à les dénaturer, à en jouer comme Lydia Graham a appris à en jouer devant le regard de l’autre, qu’il soit photographe ou non, l’on n’a pas de prise sur elle ; Lydia a appris à intérioriser le regard qu’un autre lui porte, afin de se conformer à l’attente de ce regard, tout en excédant systématiquement ces attentes ; tant la beauté, même et surtout quand on tente de la maîtriser, nous échappe, à nous qui nous donnons pour mission de l’encadrer.

lundi 15 août 2016

Asthme

Savanes des pays essoufflés
sans autre félin que l'asthme
emmêlant mes bronches dans la noirceur.

Les enfants dorment. Je puise dans leur nuit claire
l'air comme l'eau l'assoiffé.

Fantômes

(texte rédigé pour une exposition de Mimosas Echard)

Doit-on avoir peur des fantômes ? Doit-on craindre leurs bruits, leur souffle, leurs
frôlements ? Si les fantômes sont tout autour de nous, comme nous le savons intuitivement,
comment doit-on les considérer ? Doit-on chercher leur présence, les solliciter, chercher à
communiquer avec eux ?
Il faut croire aux fantômes plus qu’aux anges, plus qu’aux démons, car ils sont la résultante
naturelle de toute interaction. Les anges sont des messagers de l’autre monde, les démons les
émissaires de son envers ; mais les fantômes sont d’ici et maintenant. Ils ne sont pas des
rémanences d’êtres disparus ou à venir, mais le produit de la juxtaposition : de deux lieux
(une maison bourgeoise et la nature qui l’encercle), de deux matières (des Marlboros piégées
dans la faïence et brûlées, jusqu’à ce que seule la pellicule de terre reste), de deux pensées (les
idéaux hippies convoqués à coups d’images de feu, du portrait de Frank Zappa ou d’un
cendrier psychédélique, confrontés à la peinture de Watteau et à la tradition classique
française), de deux temps (le XVII e siècle et le nôtre). Les fantômes se nourrissent de ces
accointances inattendues, et font le voyage de l’un vers l’autre, indéfiniment, tissant le fil
invisible d’un réel qui existe entre ces deux pôles, simplement entrevu le temps d’un
battement de cil.
Un fantôme naît chaque fois que deux lignes se croisent; les anges passent dans les silences,
les fantômes croissent dans les rencontres. C’est pourquoi les histoires d’amour et d’amitié
sont riches de fantômes, quand elles échappent au pourquoi de la psychanalyse et au comment
de la sociologie ; il en est ainsi des œuvres d’art, pour les mêmes raisons.
Le monde n’a pas besoin de fantômes, mais il les accueille avec joie. Car les fantômes ont
cette qualité d’emplir l’espace, jusqu’à créer de l’espace dans l’espace: plus il y aura de
fantômes, plus le monde s’agrandira, et il restera infiniment à découvrir de nouveaux
continents.

mardi 9 août 2016

Nuit


Vienne la nuit animale et violente,
Naisse le sommeil empreint d’un autre éveil,
Sorte de mes mains – sans que j’y compte – la musique
autre que la musique.

Glacial univers, songe sans songeur,
Tes enfants travaillent à te rendre vivant.

mercredi 23 mars 2016

Le visiteur

(texte paru dans un livret accompagnant la première réédition de Gog, de Papini, aux éditions Attila)

Aujourd’hui, j’ai reçu la lettre d’un visiteur qui sollicite mon audience. Les visiteurs en général m’insupportent. Celui-ci, pour une raison quelconque, ne s’est pas déplacé pour me trouver. Averti de mes activités, il s’est persuadé que c’était à moi de venir jusqu’à lui, daignant laisser quelques explications à mon valet.
“Monsieur, 
j’ai découvert que mes états d’âme influent sur les cours de la Bourse. Cette affirmation, pour insensée qu’elle puisse paraître, est fondée sur un certain nombre d’observations et d’analyses qui ne laissent aucune place au doute. Si je devais définir la cause d’une telle corrélation, je ne puis guère que me rappeler l’accident qui a précédé mon changement de conduite. Un jour que je me promenais près du boulevard Raspail, une douleur aiguë m’a cisaillé les jambes ; à genoux, j’en fus réduit à me traîner à quatre pattes jusqu’au banc le plus proche. C’est là que, en un éclair, une série de chiffres a traversé mon esprit ; une formidable migraine s’en est suivie, qui m’a laissé pour mort à cette même place. Le lendemain, on apprenait la plus grande chute des cours qu’on ait connue depuis la naissance de la finance. Elle touchait le monde entier : on eut tôt fait de chercher les coupables, et, bien qu’on les identifiât, il restait une part de mystère dans cet événement, que personne ne parvenait à réduire. De ce jour, j’ai été le jouet de formidables sautes d’humeur, imprévisibles, qui sont mon enfer et celui des autres ; mais si elles n’affectaient que moi : elles concernent le monde entier.
Mon euphorie déclenche immédiatement – je me tiens au courant minute par minute des mouvements économiques mondiaux – une hausse ; mes accès de déprime, tout aussi fulgurants, commandent aux baisses. N’avez-vous pas remarqué le formidable sursaut de l’économie brésilienne, qui a augmenté de 300% ses acquis boursiers ? C’était un vendredi ; il faisait beau et, d’humeur particulièrement joyeuse, je flânais dans les rues à la poursuite de je ne sais quoi. J’eus tôt fait de trouver ; un ami carioca, dont je n’avais plus de nouvelles depuis des semaines, revenait à Paris pour quelques jours, en vacances. Cette rencontre m’électrisa, me plongeant dans un état difficilement descriptible. Ces chiffres dont je vous parlais refirent leur apparition, traversant mon esprit comme l’autre fois ; quels chiffres, je ne saurais vous le dire : si je les identifie sur le moment, il ne m’en reste aucun souvenir quand la crise est passée. Vous l’aurez deviné : la hausse soudaine des actions brésiliennes eut lieu au pic de ma joie, ce que quelques amis attesteront si vous le souhaitez. 
Voulez-vous d’autres preuves ? Il y a quelques mois, fiévreux, les courtiers regardaient avec impuissance une puissante banque perdre tous ses actifs, la menaçant de faillite. On accusa pour finir un pauvre diable d’en être responsable, prétendant qu’il aurait bluffé tous les systèmes de surveillance pour s’amuser à des placements hasardeux. Personne ne fut trompé ; mais tout le monde fut satisfait de cette pénible réponse, car elle ne remettait pas trop en cause leurs croyances fermement assises, qui veut que l’argent ne puisse être agi que par des opérations raisonnées et traçables.
Mais ces gens refusent de reconnaître le pouvoir de l’influence, qui baigne les mondes et régit les rapports entre hommes et hommes, hommes et choses, et choses entre elles. Si les devises dominent l’ordre du monde, s’invitant dans la vie quotidienne et organisant l’écoulement des heures, il est juste et hautement prévisible que certains hommes, par un pouvoir encore à étudier, puissent à l’inverse commander aux masses monétaires sans agir directement sur elles par une quelconque action volontaire. Ceci ne vous étonnera pas : il y a quelques mois, à l’époque de cette sombre affaire, une maladie m’a cloué au lit, me harcelant de visions géométriques harassantes et de douleurs abdominales ; et, dans mon délire, au moment où la banque se vidait, je répétais une certaine série de chiffres que personne à mon chevet ne songeait à noter. 
En définitive, je suis le responsable de la crise en dents de scie que connaît le monde ; d’aucuns voudraient prévoir par quelque algorithme ces soubresauts, mais celui-ci est voué tôt ou tard à se révéler défectueux. Car c’est bien l’homme qui dirige les chiffres, dans quelque situation que vous puissiez imaginer ; et cet homme, précisément, c’est moi. 
Aussi, il est nécessaire au bon équilibre du monde que je sois à chaque heure du jour et de la nuit charmé de telle façon que mon état n’affectera pas la marche des finances, ni par des hausses brusques, ni par des baisses abyssales. Il n’est au monde, bien sûr, qu’une personne immensément riche pour subvenir à ce besoin : cette personne, c’est vous. Votre argent me fournira tous les moyens de me garantir un caractère étale, et ainsi, le monde sera sauf.
J’ose imaginer que vous ne refuserez pas un service qui n’est autre chose qu’une action de salut public, et que vous saurez reconnaître dans mon bien être la garantie du vôtre.”
J’ai déchiré la lettre, sûr de mon bon droit ; car, de toute évidence, ce monsieur ne s’était pas demandé une seule seconde ce qui m’arrivait à moi pour que je parcourre le monde ainsi en quête de divertissement.

L'Hôte

Pour arriver chez l'Hôte, il faut faire un choix. Pas la décision initiale, celle d'aller s'installer chez un inconnu qui vous ouvre sa maison, séduit par la forêt, par l'aventure, par l'écriture d'un autre siècle serrée dans les lettres reçues. Un choix simple : à gauche, ou à droite ? 
Les indications sont parcellaires; arrivé à proximité de Vezelay, le plan envoyé n'indique pas la direction à prendre. Au croisement, à en croire les cartes, les deux routes mènent au même endroit, mais rien dans ce qu'il a évoqué au téléphone,  rien dans votre intuition ne peut permettre de vous aider. C'est le vrai choix, plus important que le choix de votre départ. Vous le sentez bien à ce moment - vous le sentirez à votre tour, au même croisement, en sortant de la même route, tandis que le moteur tourne -, la direction que vous prendrez décidera du visage de l'Hôte que vous trouverez. Quel que soit votre choix, vous ne pourrez pas vous attendre à ce qu'il soit sans conséquence. Vous prenez à droite.

On n'écrit pas pour dissiper la nuit, mais pour l'épaissir. Rien dans ce monde n'est jamais assez épais pour être saisi. Emotions fugaces, objets glissants, paysages déjà oubliés, malgré l'effort que nous mettons à les graver dans notre mémoire. Ecrire verse sur nos sensations une ambre à jamais cristallisante. Elle leur donne un poids, une figure, un entour manipulable. Dans l'épais de la nuit, quand le froid le guette de partout, l'écrivain que vous êtes - que vous souhaitez enfin être, et c'est bien pour ça que vous entreprenez ce voyage - se réchauffe dans sa propre solitude avec l'écriture qu'il projette. Dans l'épais de la nuit, la voiture roule en levant des fumées matinales comme des lapins spectraux. Il est tard, c'est le matin des cadrans et des montres, un matin sans lumière qui n'existe que pour le décompte de nos jours, ou personne ne veille réellement. Quelqu'un veille pourtant : la maison est là, éclairée, et l'Hôte devant.

L'Hôte parle de son père, peu de sa mère, dont les portraits sont au mur. Pas de secrets douloureux, se défend-il : sa mère a laissé moins de traits saillants, voilà tout, elle a déserté sa mémoire peu à peu, comme un adolescent quitte le foyer familial, vêtement après vêtement, livre après livre, et un jour ne revient plus. Ça lui fait drôle de parler de sa mère comme d'une adolescente, rit-il, car il ne l'a connue qu'avec ce visage adulte, parfois recluse, parfois pleurant, mais ne laissant jamais entrevoir la jeune fille qu'elle a dû être pourtant, préoccupée par l'amour, la vie, et cette forêt où elle a dû se promener souvent, seule - son regard embrasse la forêt alentour, en signe d'allégeance. C'est de cela dont on se rappelle, philosophe-t-il, c'est ce qui nous marque chez les gens : leur enfance qui affleure encore.  - Vous ne dormez pas ? - Plus vraiment, répond-il dans un sourire las.

Pourquoi ai-je favorisé ma propre obscurité ? Vous demandez-vous. Je me condamne pour une raison inconnue à rester mon seul garant, mon seul témoin, écartant les opportunités, fuyant les mains tendues, accroché à mes seules certitudes, convaincu que la postérité me donnera raison, qu’une forme de succès justifiera mes efforts. L’Hôte me comprend, me soutient. Il m'accueille le temps qu'il faudra. Ce qu'il a lu de moi l'a convaincu, dit-il ; cela vous convient. Je ne partirai pas sans avoir fini. Je ne quitterai pas cette pièce, cette maison, ces bois sans le livre que je veux sous le bras. Un livre sur lui. Je ne sais pas ce qu'il est, mais j'en pressens la forme, ou plutôt le ton. 
- Est-ce que vous avez toujours voulu écrire ? 
- Oui, répondez-vous. 
- Et votre premier texte abouti ?
- Il a fondu sur moi, comme un aigle, en des circonstances très précises, alors que j'étais jeune. Mon asthme me permettait d'être rémunéré quelquefois pour des études sur cette maladie, lui dites-vous autour d'un thé. Je dormais à l'hôpital, quatre jours. En journée nous restions dans nos lits pour nos analyses, dans une sorte de mi-sommeil qui confinait à l'ivresse, l'ivresse de l'inaction ; ou bien nous nous croisions dans les couloirs comme les pensionnaires de La Montagne magique, devisant en riant sur notre condition de cobayes. Un soir, libéré de mes obligations, et dormant dans un autre lit - il y avait un lit de veille et un lit de sommeil, un lit pour être scruté et un lit pour les rêves, souvent violents, et je me réveillais en sursaut - j'ai regardé un bâtiment très lumineux depuis la fenêtre de l'hôpital, et ce bâtiment était flanqué d'un ascenseur : l'ascenseur était en dehors de l'immeuble, il courait sur sa façade, comme un insecte remontant et descendant inlassablement. J'ai éprouvé alors quelque chose comme l'infinie délectation de la solitude. Une solitude désirée ardemment, travaillée. C'est sur ça que je veux écrire.
Quand vous levez la tête l'Hôte semble se cacher de pleurer.

Qu’est-ce qui gratte, qu’est-ce qui souffle, dans les caves de l’Hôte ? Pense-t-il vraiment que je dorme, que ses bruits m’échappent ? Pourtant tout me parvient, et j’imagine une machine monstrueuse qu’il assemble, pièce par pièce. Dans le silence même, je l’entends mesurer et jauger. Je l’entends défaire en pensée ce qu’il a déjà construit, reprenant l’ouvrage, argumentant avec lui-même, pesant, décidant. Au matin pourtant quand nous nous croisons dans la salle commune, à l'heure du repas ou du thé, nous faisons semblant de rien. Mais sans doute (comment pourrait-il en être autrement?) sait-il que je sais. 
Vous supposez l'insupposable. Une machine à remonter le temps? Il ne serait pas le premier fou à tenter l'improbable, personnage d'une galerie de bricoleurs galvanisés par des théories obscures, un peuple obscur de fous, renouvelé spontanément à chaque génération, assemblant des soucoupes volantes en bois dans leur jardin, des passages dimensionnels dans leur salon. Ce serait ça, dans cette cave ? Pénétrer dans le tissu du temps pour trouver le pli où existe encore, telle une fleur protégée du froid, l'enfance de sa mère, celle dont il a parlé avec tant d'émotion. Une enfance qui affleure, c'est ce qu'il a dit, c'est ce qu'il cherche. Ou bien ce que je cherche moi, l'enfance de ceux qui renoncent à leur enfance pour donner la vie ? Leur redonner l'enfance, le peu d'enfance qui leur restait, que je leur ai volé en naissant ? Il suffirait, pour en avoir le coeur net, de pousser quelques portes, mais le sommeil arrive toujours à temps pour vous en prévenir.

L'hôte vous invite à la chasse. C'est un terrible chasseur, prévient-il, et il précise qu'il est peu probable qu'il tue quoi que ce soit ; mais voir la nature avec les yeux d'un chasseur, c'est autre chose que de la voir avec les yeux d'un amoureux de la nature. On perçoit chaque mouvement, on devient bête parmi les bêtes. C'est curieux, ajoute-t-il, mais il faut menacer ce qu'on aime pour pouvoir le comprendre, le sentir. Sa remarque vous trouble. Vous dites non, une prochaine fois peut-être. Il sourit sans rien dire. Il ne pose pas de questions sur ce que vous avez écrit depuis que vous êtes arrivé, sur la durée de votre séjour, sur un loyer. Il attend quelque chose, vous le sentez, mais vous ne savez pas quoi. 

Partir à la chasse avec un meurtrier potentiel, vous ne tentez pas. Est-ce à dire que vous êtes, au fond, convaincu de sa culpabilité ? 

L'Hôte parle du groupe politique auquel il appartenait dans sa jeunesse. Pas de militantisme, se défend-il, il faut se méfier du militantisme ; un groupe de pensée, et donc d'action. A cette époque, cela ne faisait aucun doute : penser c'était agir, et le premier qui leur reprochait de n'être bons qu'à s'asseoir autour de godets pour discuter de la révolution se prenait, immanquablement, quelque chose en travers de la figure - une chaise, un poing, un livre, une insulte. Le monde souffrait, souffre de ce que personne n'arrivait, n'arrive à le penser. Ce n'est pas quelque chose de très mystérieux, souffle-t-il, et ce n'est pas compliqué : quelque chose de simple, ce mouvement qui agite le monde et retourne tout un chacun en flic de soi-même, mais nous n'avons pas réussi. - A quoi ? - A tuer le flic en nous.

Et toujours ces bruits, qui reviennent le soir, quand vous tentez de dormir et que l'Hôte s'active. Un soir, vous prenez votre courage à deux mains et luttez avec le sommeil qui voudrait vous clouer au lit : vous descendez pour voir. Le bruit augmente à mesure que vous approchez de sa source, c'est un bruit de machine. Une machine inconnue, que vous n'arrivez pas à vous imaginer : des souffles, des pistons, des turbines. Vous pensez à votre frère qui reconnaissait la marque des voitures au bruit de leur moteur. Cette aptitude vous avait laissé songeur. Ce frère haï et aimé qui vous frappait dans la nuit de l'enfance, pour aucune raison ; pas comme des frères se tapent, mais gratuitement, pour détruire, blesser, anéantir. Et cela a marché : vous et le néant marchez main dans la main, et vous ne vous sentez bien qu'au bord du vide.

Bien sûr, vous avez menti : le livre que vous avez en tête n'est pas celui dont vous parliez. Un jour, au retour d'une promenade dominicale, une de vos soeurs vous a révélé un secret de famille. Il concernait votre grand-père maternel, le pendu : vous ne l'avez pas connu. Votre soeur non plus ; il est mort quand votre propre mère était jeune adolescente, laissant ses sept enfants et sa femme à une misère profonde, à la détresse des questions. Son visage inconnu charrie des kilomètres d'écriture à venir, votre véritable, votre seul projet est de dessiner un visage, c'est-à-dire donner des yeux, à ce fantôme. Vous avez appris ce jour-là quelque chose d'insupportablement éclairant. Le pendu était radio dans l'armée, pendant la guerre de 14. Un jour, un obus éclatant les tranchées l'a enseveli, lui et d'autres camarades : pendant quelques minutes, au milieu des morts, le radio s'est demandé s'il allait vivre. Déterré, rendu aux vivants, sans doute s'est-il demandé si une part de lui n'était pas restée ensevelie, si l'autre n'étouffait pas sous la terre, devenu radio chez les morts. C'est de ce livre-là que vous souhaitez être l'auteur, et d'aucun autre ; quel autre livre vaudrait que l'on s'y attarde ? Vos autres "projets", comme on a coutume de présenter ces vagues errements destinés à tromper l'angoisse, n'en sont que des répétitions, des échos préalables, même pas des avant-propos ; ils ont perdu leur droit à l'existence au moment où cette révélation vous a été faite. Vous-même, vous avez eu une épiphanie ; soudain, toutes vos obsessions trouvaient un sens : la communication avec l'au-delà, les souterrains, l'ombre. Votre livre doit rendre justice à ce bref moment, vite perdu, où vous vous êtes senti en accord avec vous-même, et que vous ne rattraperez jamais ; à ce grand-père éloigné des lettres, que vous désenlisez, ou mieux, que vous décrochez de sa corde, délicatement, de ce fil qu'il a paradoxalement tenu pour renouer avec la vie et qui lui donna la mort ; à cette envie d'écrire, qui vous brûle et vous agace, qui vous tord le ventre et ne trouve jamais d'apaisement, puisque vous écrivez si peu, lisez si peu, existez si peu.

Votre conversation a ramené, bien vivante, la période des tests pour l'asthme à l'hôpital. Des épisodes précis.

L'Hôte a tué quelqu'un , peut-être : ses parents, un soir. Le procès qui a suivi l'a disculpé, mais vous êtes ici pour le rencontrer, le sentir, mener l'enquête. Pourquoi a-t-il accepté ? A cause d'un roman que vous aviez fait, et que par chance il a lu.