mercredi 23 mars 2016

Le visiteur

(texte paru dans un livret accompagnant la première réédition de Gog, de Papini, aux éditions Attila)

Aujourd’hui, j’ai reçu la lettre d’un visiteur qui sollicite mon audience. Les visiteurs en général m’insupportent. Celui-ci, pour une raison quelconque, ne s’est pas déplacé pour me trouver. Averti de mes activités, il s’est persuadé que c’était à moi de venir jusqu’à lui, daignant laisser quelques explications à mon valet.
“Monsieur, 
j’ai découvert que mes états d’âme influent sur les cours de la Bourse. Cette affirmation, pour insensée qu’elle puisse paraître, est fondée sur un certain nombre d’observations et d’analyses qui ne laissent aucune place au doute. Si je devais définir la cause d’une telle corrélation, je ne puis guère que me rappeler l’accident qui a précédé mon changement de conduite. Un jour que je me promenais près du boulevard Raspail, une douleur aiguë m’a cisaillé les jambes ; à genoux, j’en fus réduit à me traîner à quatre pattes jusqu’au banc le plus proche. C’est là que, en un éclair, une série de chiffres a traversé mon esprit ; une formidable migraine s’en est suivie, qui m’a laissé pour mort à cette même place. Le lendemain, on apprenait la plus grande chute des cours qu’on ait connue depuis la naissance de la finance. Elle touchait le monde entier : on eut tôt fait de chercher les coupables, et, bien qu’on les identifiât, il restait une part de mystère dans cet événement, que personne ne parvenait à réduire. De ce jour, j’ai été le jouet de formidables sautes d’humeur, imprévisibles, qui sont mon enfer et celui des autres ; mais si elles n’affectaient que moi : elles concernent le monde entier.
Mon euphorie déclenche immédiatement – je me tiens au courant minute par minute des mouvements économiques mondiaux – une hausse ; mes accès de déprime, tout aussi fulgurants, commandent aux baisses. N’avez-vous pas remarqué le formidable sursaut de l’économie brésilienne, qui a augmenté de 300% ses acquis boursiers ? C’était un vendredi ; il faisait beau et, d’humeur particulièrement joyeuse, je flânais dans les rues à la poursuite de je ne sais quoi. J’eus tôt fait de trouver ; un ami carioca, dont je n’avais plus de nouvelles depuis des semaines, revenait à Paris pour quelques jours, en vacances. Cette rencontre m’électrisa, me plongeant dans un état difficilement descriptible. Ces chiffres dont je vous parlais refirent leur apparition, traversant mon esprit comme l’autre fois ; quels chiffres, je ne saurais vous le dire : si je les identifie sur le moment, il ne m’en reste aucun souvenir quand la crise est passée. Vous l’aurez deviné : la hausse soudaine des actions brésiliennes eut lieu au pic de ma joie, ce que quelques amis attesteront si vous le souhaitez. 
Voulez-vous d’autres preuves ? Il y a quelques mois, fiévreux, les courtiers regardaient avec impuissance une puissante banque perdre tous ses actifs, la menaçant de faillite. On accusa pour finir un pauvre diable d’en être responsable, prétendant qu’il aurait bluffé tous les systèmes de surveillance pour s’amuser à des placements hasardeux. Personne ne fut trompé ; mais tout le monde fut satisfait de cette pénible réponse, car elle ne remettait pas trop en cause leurs croyances fermement assises, qui veut que l’argent ne puisse être agi que par des opérations raisonnées et traçables.
Mais ces gens refusent de reconnaître le pouvoir de l’influence, qui baigne les mondes et régit les rapports entre hommes et hommes, hommes et choses, et choses entre elles. Si les devises dominent l’ordre du monde, s’invitant dans la vie quotidienne et organisant l’écoulement des heures, il est juste et hautement prévisible que certains hommes, par un pouvoir encore à étudier, puissent à l’inverse commander aux masses monétaires sans agir directement sur elles par une quelconque action volontaire. Ceci ne vous étonnera pas : il y a quelques mois, à l’époque de cette sombre affaire, une maladie m’a cloué au lit, me harcelant de visions géométriques harassantes et de douleurs abdominales ; et, dans mon délire, au moment où la banque se vidait, je répétais une certaine série de chiffres que personne à mon chevet ne songeait à noter. 
En définitive, je suis le responsable de la crise en dents de scie que connaît le monde ; d’aucuns voudraient prévoir par quelque algorithme ces soubresauts, mais celui-ci est voué tôt ou tard à se révéler défectueux. Car c’est bien l’homme qui dirige les chiffres, dans quelque situation que vous puissiez imaginer ; et cet homme, précisément, c’est moi. 
Aussi, il est nécessaire au bon équilibre du monde que je sois à chaque heure du jour et de la nuit charmé de telle façon que mon état n’affectera pas la marche des finances, ni par des hausses brusques, ni par des baisses abyssales. Il n’est au monde, bien sûr, qu’une personne immensément riche pour subvenir à ce besoin : cette personne, c’est vous. Votre argent me fournira tous les moyens de me garantir un caractère étale, et ainsi, le monde sera sauf.
J’ose imaginer que vous ne refuserez pas un service qui n’est autre chose qu’une action de salut public, et que vous saurez reconnaître dans mon bien être la garantie du vôtre.”
J’ai déchiré la lettre, sûr de mon bon droit ; car, de toute évidence, ce monsieur ne s’était pas demandé une seule seconde ce qui m’arrivait à moi pour que je parcourre le monde ainsi en quête de divertissement.

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